L'anglicisation de la planète pourrait avoir un effet imprévu : la banalisation de la langue de Shakespeare. En conséquence, les élites se chercheront une nouvelle langue, soucieux d'entretenir leur microcosme. Le français a toutes ses chances de redevenir le summum de l'entre-soi.

Il était une fois un grand empire qui avait répandu sa langue dans tout le monde connu : l'Empire romain et le latin. Même Attila le parlait. Une fois l'empire linguistiquement bien installé, que fit l'élite romaine ? Elle prit comme esclaves des philosophes et précepteurs grecs, et il fut socialement très chic et donc professionnellement utile de s'exprimer dans cette langue.
L'empire disparu, le peuple abandonna le latin pour des langues locales, donc plus besoin du grec pour rester entre-soi, le latin suffisait. Tout ce qui était qualifié ou international se faisait en latin jusque vers le XVIe siècle et même beaucoup plus tard dans certains milieux, jusqu'en 1965 pour le culte catholique et encore aujourd'hui au Vatican. Quand j'étais jeune, glisser une citation latine était de bon goût.
La langue de l'élite fut ensuite le français. Notons que, lorsque bourgeois, princes et souverains de toute l'Europe, Russie comprise, échangeaient en français, le peuple de France ne le parlait pas. On était donc entre-soi pour traiter des affaires sérieuses. La francophonie gagna ensuite les élites d'Istanbul, du Liban, de l'Égypte et j'en oublie, alors que les Français gardaient leurs dialectes, même si peu à peu ils devenaient bilingues et s'exprimaient en français quand il le fallait.

Et l'anglais arriva

Mais, au fur et à mesure que le français devenait une langue populaire, l'élite devenait anglophile et parfois anglophone. On en voit les prémices avec Voltaire. On le voit aujourd'hui au Maroc : le peuple se met à parler français, cela va pousser l'élite à passer à l'anglais pour maintenir une distance.
Ce choix élitiste a commencé à être sensible à la fin du XIXe siècle et a ensuite profité du massacre à partir de 1914 de l'élite européenne francophone, puis de son expulsion de Russie. La chaîne de la transmission familiale élitiste était rompue. Cela s'accentua avec l'élimination d'autres élites, nationales comme juives, par les nazis et en 1945-47 par les communistes.
Parallèlement, les États-Unis, qui étaient les vainqueurs économiques de la guerre de 14-18, imposèrent dès le retour de la paix l'anglais comme langue des traités internationaux à égalité avec le français, et dominèrent l'économie mondiale à partir de 1945.
Comptons une trentaine d'années pour que les enfants d'Europe et d'ailleurs apprennent l'anglais dans le secondaire, et que les parents les plus aisés les envoient en stage linguistique en Angleterre, puis faire leurs études supérieures aux États-Unis.
Comptons 20 à 30 ans de plus pour que lesdits enfants montent dans la hiérarchie administrative et économique. Cela nous mène autour de l'an 2000 avec la position de l'anglais que vous connaissez et qui n'a fait que s'accentuer avec l'entrée dans la mondialisation de la Chine, sans parler de l'Inde qui avait déjà l'anglais comme langue administrative.
Même dans les pays anglophones, l'élite prenait ses distances : en Angleterre elle avait un accent et un vocabulaire particulier, et était peu compréhensible par la majorité (voir My fair lady). Aux États-Unis l'élite de la côte Est ne comprend pas un indigène du fond du Texas. Retenons que les langues de l'élite n'ont pas été et ne sont toujours pas les langues des peuples. Mais demain ?

Une diffusion aux effets pervers

Allons-nous changer d'ère ? Allons-nous vers la fin de Babel ? Vers l'unification linguistique du monde ? Beaucoup le pensent, et parmi eux une grande partie estime que c'est un progrès. Quand le journal « The Economist » constate que telle entreprise allemande adopte l'anglais comme langue de travail en Lettonie, il salue ce progrès de la modernité. Quand des anglophones moins sérieux plongent dans la misère du tiers-monde, je les entends dire : « pas étonnant que vous soyez sous-développés, vous ne parlez pas anglais à vos enfants ».
Tout cela est bien sûr discutable : la diversité des cultures est non seulement intéressante, mais économiquement utile, y compris dans les entreprises et les équipes scientifiques. Beaucoup de compétences et d'idées neuves sont perdues lorsqu'on impose le travail en anglais. Par contre cela augmente la rente des native speakers ou assimilés, à Bruxelles et ailleurs. Mais, justement, la diffusion de l'anglais ne menace-t-elle pas cette rente ?
L'anglais est de plus en enseigné, ayant par exemple gagné l'enseignement primaire en France. Il l'est également plus intensément : les écoles où il est langue d'enseignement dans de nombreux pays, dont la Chine, étaient auparavant utilisées par le petit nombre qui visait une carrière internationale. Maintenant, non seulement ce nombre a considérablement augmenté (un Français sur deux d'après « Les Echos » du 28 juillet), mais on voit en plus arriver des élèves dont les parents estiment que l'anglais sera un prérequis pour des emplois dans leur propre pays.
Ainsi, dans les pays non anglophones, il sera de plus en plus utilisé à des niveaux moyens, voire à la base. Par ailleurs, dans les pays anglophones, l'écart linguistique entre peuples et élites a été laminé par les médias. Si leur usage reste différencié suivant les classes sociales, la recherche de l'audience oblige par exemple les chaînes de télévision les plus importantes à être comprises par tous.
La convergence de ces deux phénomènes amènera des milliards de personnes à connaître suffisamment bien l'anglais. Cela donne aux anglophones un sentiment de supériorité, donc d'orgueil et de sous-estimation du reste du monde, mais cela enlève aussi à l'anglais son caractère élitiste.

Le français, une langue réputée

À l'incursion des masses dans le domaine linguistique des élites va s'ajouter un autre phénomène : la concurrence des bilingues. Les anglophones parlant d'autres grandes langues comme le français, l'espagnol-portugais, le mandarin et plus accessoirement l'arabe ou le russe, vont primer sur le marché international de l'emploi au détriment des anglophones unilingues au moment même où l'orgueil de ces derniers leur fait négliger d'apprendre les langues étrangères : « c'est inutile, tout le monde parle anglais ».
Résumons : accès des masses à la langue de l'élite, utilité, voire nécessité du plurilinguisme, désir peut-être injustifiable, mais en tout cas puissant de « l'entre-soi », tout cela annonce peut-être un changement de langue au sommet, comme c'est arrivé plusieurs fois, nous l'avons vu, dans l'histoire.
Quelle sera cette nouvelle langue élitiste ? Je ne suis pas prophète, mais pense que le français a ses chances pour plusieurs raisons. Sa réputation culturelle est encore grande comme en témoigne la demande mondiale d'enseignement du français sans raison économique, y compris dans certains pays anglophones, phénomène trop ignoré dans notre pays.
Son utilité économique au niveau mondial est certes bien moindre que celle de l'anglais, mais se compare honorablement, voir dépasse, celle l'espagnol, du russe, de l'arabe… Et cette utilité va croître avec le poids démographique et donc économique de l'Afrique francophone.
Quant au mandarin, s'il est peut-être la première langue maternelle ou de formation parlée au monde, il n'est pas répandu en dehors d'une partie de l'Asie. Le fait que la Chine multiplie les instituts Confucius montre qu'elle est consciente du problème, sans succès massif pour l'instant. Parents français qui harcelez les employés des crèches pour qu'ils parlent anglais à vos enfants, gardez au contraire l'apprentissage du français comme un trésor qui leur sera peut-être bien utile.
Yves Montenay est président de l'Institut culture, économie et géopolitique (ICEG)