Langue française et éducation des élites - Gerflint
https://gerflint.fr/Base/Espagne2/suso_lopez.pdf
de JS López - Autres articles
Mots-clés : Langue française, élite, culture, langue cultivée, éducation linguistique, apprentissage de la langue. Lengua francesa y educación de las élites.Banalisation de l'anglais : et si le français redevenait la langue des élites ?
L'anglicisation de la planète pourrait avoir un effet imprévu : la banalisation de la langue de Shakespeare. En conséquence, les élites se chercheront une nouvelle langue, soucieux d'entretenir leur microcosme. Le français a toutes ses chances de redevenir le summum de l'entre-soi.
Il était une fois un grand empire qui
avait répandu sa langue dans tout le monde connu : l'Empire romain et
le latin. Même Attila le parlait. Une fois l'empire linguistiquement
bien installé, que fit l'élite romaine ? Elle prit comme esclaves des
philosophes et précepteurs grecs, et il fut socialement très chic et
donc professionnellement utile de s'exprimer dans cette langue.
PUBLICITÉ
L'empire
disparu, le peuple abandonna le latin pour des langues locales, donc
plus besoin du grec pour rester entre-soi, le latin suffisait. Tout ce
qui était qualifié ou international se faisait en latin jusque vers le
XVIe siècle et même beaucoup plus tard dans certains milieux, jusqu'en
1965 pour le culte catholique et encore aujourd'hui au Vatican. Quand
j'étais jeune, glisser une citation latine était de bon goût.
La
langue de l'élite fut ensuite le français. Notons que, lorsque
bourgeois, princes et souverains de toute l'Europe, Russie comprise,
échangeaient en français, le peuple de France ne le parlait pas. On
était donc entre-soi pour traiter des affaires sérieuses. La
francophonie gagna ensuite les élites d'Istanbul, du Liban, de l'Égypte
et j'en oublie, alors que les Français gardaient leurs dialectes, même
si peu à peu ils devenaient bilingues et s'exprimaient en français quand
il le fallait.
Et l'anglais arriva
Mais,
au fur et à mesure que le français devenait une langue populaire,
l'élite devenait anglophile et parfois anglophone. On en voit les
prémices avec Voltaire. On le voit aujourd'hui au Maroc : le peuple se
met à parler français, cela va pousser l'élite à passer à l'anglais pour
maintenir une distance.
Ce choix élitiste a commencé à
être sensible à la fin du XIXe siècle et a ensuite profité du massacre à
partir de 1914 de l'élite européenne francophone, puis de son expulsion
de Russie. La chaîne de la transmission familiale élitiste était
rompue. Cela s'accentua avec l'élimination d'autres élites, nationales
comme juives, par les nazis et en 1945-47 par les communistes.
Parallèlement,
les États-Unis, qui étaient les vainqueurs économiques de la guerre de
14-18, imposèrent dès le retour de la paix l'anglais comme langue des
traités internationaux à égalité avec le français, et dominèrent
l'économie mondiale à partir de 1945.
Lire aussi :
> POINT DE VUE - Une langue commune pour relancer l'Europe
> La croisade contre l'anglais dans la langue de Dante
> POINT DE VUE - Une langue commune pour relancer l'Europe
> La croisade contre l'anglais dans la langue de Dante
Comptons
une trentaine d'années pour que les enfants d'Europe et d'ailleurs
apprennent l'anglais dans le secondaire, et que les parents les plus
aisés les envoient en stage linguistique en Angleterre, puis faire leurs
études supérieures aux États-Unis.
Comptons
20 à 30 ans de plus pour que lesdits enfants montent dans la hiérarchie
administrative et économique. Cela nous mène autour de l'an 2000 avec
la position de l'anglais que vous connaissez et qui n'a fait que
s'accentuer avec l'entrée dans la mondialisation de la Chine, sans
parler de l'Inde qui avait déjà l'anglais comme langue administrative.
Même
dans les pays anglophones, l'élite prenait ses distances : en
Angleterre elle avait un accent et un vocabulaire particulier, et était
peu compréhensible par la majorité (voir My fair lady). Aux États-Unis
l'élite de la côte Est ne comprend pas un indigène du fond du
Texas. Retenons que les langues de l'élite n'ont pas été et ne sont
toujours pas les langues des peuples. Mais demain ?
Une diffusion aux effets pervers
Allons-nous
changer d'ère ? Allons-nous vers la fin de Babel ? Vers l'unification
linguistique du monde ? Beaucoup le pensent, et parmi eux une grande
partie estime que c'est un progrès. Quand le journal « The Economist »
constate que telle entreprise allemande adopte l'anglais comme langue de
travail en Lettonie, il salue ce progrès de la modernité. Quand
des anglophones moins sérieux plongent dans la misère du tiers-monde, je
les entends dire : « pas étonnant que vous soyez sous-développés, vous ne parlez pas anglais à vos enfants ».
Tout
cela est bien sûr discutable : la diversité des cultures est non
seulement intéressante, mais économiquement utile, y compris dans les
entreprises et les équipes scientifiques. Beaucoup de compétences et
d'idées neuves sont perdues lorsqu'on impose le travail en anglais. Par
contre cela augmente la rente des native speakers ou assimilés, à Bruxelles et ailleurs. Mais, justement, la diffusion de l'anglais ne menace-t-elle pas cette rente ?
L'anglais
est de plus en enseigné, ayant par exemple gagné l'enseignement
primaire en France. Il l'est également plus intensément : les écoles où
il est langue d'enseignement dans de nombreux pays, dont la Chine,
étaient auparavant utilisées par le petit nombre qui visait une carrière
internationale. Maintenant, non seulement ce nombre a considérablement
augmenté (un Français sur deux d'après « Les Echos » du 28 juillet),
mais on voit en plus arriver des élèves dont les parents estiment que
l'anglais sera un prérequis pour des emplois dans leur propre pays.
Ainsi,
dans les pays non anglophones, il sera de plus en plus utilisé à des
niveaux moyens, voire à la base. Par ailleurs, dans les pays
anglophones, l'écart linguistique entre peuples et élites a été laminé
par les médias. Si leur usage reste différencié suivant les classes
sociales, la recherche de l'audience oblige par exemple les chaînes de
télévision les plus importantes à être comprises par tous.
La
convergence de ces deux phénomènes amènera des milliards de personnes à
connaître suffisamment bien l'anglais. Cela donne aux anglophones un
sentiment de supériorité, donc d'orgueil et de sous-estimation du reste
du monde, mais cela enlève aussi à l'anglais son caractère élitiste.
Le français, une langue réputée
À
l'incursion des masses dans le domaine linguistique des élites va
s'ajouter un autre phénomène : la concurrence des bilingues. Les
anglophones parlant d'autres grandes langues comme le français,
l'espagnol-portugais, le mandarin et plus accessoirement l'arabe ou le
russe, vont primer sur le marché international de l'emploi au détriment
des anglophones unilingues au moment même où l'orgueil de ces derniers
leur fait négliger d'apprendre les langues étrangères : « c'est inutile, tout le monde parle anglais ».
Résumons
: accès des masses à la langue de l'élite, utilité, voire nécessité du
plurilinguisme, désir peut-être injustifiable, mais en tout cas puissant
de « l'entre-soi », tout cela annonce peut-être un changement de langue
au sommet, comme c'est arrivé plusieurs fois, nous l'avons vu, dans
l'histoire.
Quelle sera cette
nouvelle langue élitiste ? Je ne suis pas prophète, mais pense que le
français a ses chances pour plusieurs raisons. Sa réputation culturelle
est encore grande comme en témoigne la demande mondiale d'enseignement
du français sans raison économique, y compris dans certains pays
anglophones, phénomène trop ignoré dans notre pays.
Son
utilité économique au niveau mondial est certes bien moindre que celle
de l'anglais, mais se compare honorablement, voir dépasse, celle
l'espagnol, du russe, de l'arabe… Et cette utilité va croître avec le
poids démographique et donc économique de l'Afrique francophone.
Quant
au mandarin, s'il est peut-être la première langue maternelle ou de
formation parlée au monde, il n'est pas répandu en dehors d'une partie
de l'Asie. Le fait que la Chine multiplie les instituts Confucius montre
qu'elle est consciente du problème, sans succès massif pour
l'instant. Parents français qui harcelez les employés des crèches pour
qu'ils parlent anglais à vos enfants, gardez au contraire
l'apprentissage du français comme un trésor qui leur sera peut-être bien
utile.
Yves Montenay est président de l'Institut culture, économie et géopolitique (ICEG)
En savoir plus sur https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-159282-quelle-langue-pour-lelite-apres-la-banalisation-de-langlais-2017500.php#bBeKUzgJC8liKmt6.99
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire