Site de l'Association La Vie Astrologique (ex Mouvement Astrologique Universitaire). 8, rue de la Providence. 75013 Paris/ Une approche historico-critique de la littérature astrologique.
Faculté Libre d'Astrologie de Paris (FLAP)
Le but de ce blog est lié à la création en 1975 du Mouvement Astrologique Universitaire (MAU) . Il sera donc question des passerelles entre Astrologie et Université mais aussi des tentatives de constituer des enseignements astrologiques.
Constatant les lacunes des astrologues dans le domaine des
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nationales et supranationales etc), la FLAP assurera à ses
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récentes qui leur serviront de socle pour appréhender
l'astrologie et en repenser les contours.
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mercredi 23 octobre 2024
Marie Dominique Couzinet. Hasard, providence et politique chez Jean Bodin
Marie-Dominique Couzinet
Université Paris I, Panthéon-Sorbonne
Hasard, providence et politique
chez Jean Bodin
Dans les Six Livres de la République, Bodin consacre un long passage à illustrer la
thèse selon laquelle « il n’y a rien de fortuit en ce monde ». Alors qu’un Machiavel ou un Montaigne accordent une place centrale à la Fortune en politique,
Bodin semble vouloir l’en éliminer complètement. C’est en effet à ce prix qu’il
peut répondre positivement à la question : « s’il y a moyen de savoir les changements et ruines des Républiques à l’avenir », pour tenter de les prévenir et de
repousser le plus loin possible la mort des États politiques. Ainsi, jouer la providence contre le hasard, c’est pour lui apporter des éléments de réponse à une
question qui est celle de Platon comme de Machiavel : à quelles conditions une
communauté politique, quel qu’en soit le régime, peut-elle prolonger sa survie
le plus longtemps possible, sachant que, comme tous les êtres naturels, elle est
mortelle¹ ? L’objet de ce travail sera de rechercher les conséquences politiques de
la conception bodinienne du hasard et de la providence.
Hasard et fortune dans la nature et en politique
Dans Les Six livres de la République, on ne trouve jamais le terme de « providence » ;
mais on rencontre souvent celui de hasard, dans les expressions : « hasarder sa
vie » (essentiellement à la guerre), ou « hasarder l’état », soit dans le sens de
hasarder son état, c’est-à-dire de perdre son statut², soit plus radicalement de
hasarder l’État, dans le sens de changer d’état ou de forme de République, ce
1. Platon, République, VIII, 546 a ; Machiavel, Le Prince ; Discours sur la première décade de Tite Live.
2. Voir, par exemple, J. Bodin, Les Six livres de la République (1593), Paris, Fayard, 1986, III, vii,
p. 198 ; IV, ii, p. 76. Nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation.
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http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/Publications/HasardetProvidence
Hasard et Providence XIVe
-XVIIe
siècles
Tours, CESR, 3-9 juillet 2006
Marie-Dominique Couzinet – 19 décembre 2007 – p. 1-18
qui signifie changer de souveraineté et risquer, dans cette mutation, la mort de
la République³. Le hasard est alors synonyme de risque, et dans cette acception,
on rencontre aussi les jeux de hasard et le prêt à intérêt. Nous retrouvons là les
acceptions du hasard développées par Marie-Madeleine Fontaine.
La « fortune » apparaît également dans le sens de chance ou d’état florissant d’une République, avec son contraire, l’« infortune ». Mais contrairement
à Aristote, Bodin refuse d’en faire un élément constitutif du souverain bien des
Républiques, comme de l’activité pratique en général⁴. De même, le hasard est un
élément que ni le prince ni les magistrats ne doivent, en principe, faire intervenir
dans leur action, dût-il se transformer en bonne fortune. Ainsi le prince ne doit
pas « jouer son état au hasard d’une victoire »⁵. Bodin est plus explicite à propos
des magistrats, dans un passage du livre III de la République, où il s’interroge
« sur les affaires que l’on doit proposer au Sénat », en l’occurrence les plus importantes avec la religion : les affaires d’État. Il rappelle d’abord une règle formulée
par les Anciens :
Qu’il ne faut faire, ni conseiller chose qu’on doute si elle est juste ou
injuste, utile ou dommageable : si le dommage qui peut advenir est
plus grand que le profit qui peut réussir de l’entreprise […]. Toutefois la plus saine opinion des Anciens doit emporter le prix : c’est à
savoir, qu’il ne faut faire ni mise ni recette des cas fortuits, quand il
était question de l’état.⁶
Par les cas fortuits, il faut entendre les cas douteux : c’est là le véritable sens de l’expression « hasarder l’état », c’est-à-dire lui faire courir un risque, par ignorance.
Comme il avait distingué le souverain bien de la chance, Bodin distingue donc
maintenant la sagesse politique de la réussite politique ; le conseil — c’est-à-dire
la délibération —, de la Fortune. Le Sénat est en effet « l’assemblée légitime des
conseillers d’État, pour donner avis à ceux qui ont la puissance souveraine »⁷ :
Mais le sage sénateur ne s’arrêtera jamais aux cas fortuits et avantageux, mais s’efforcera toujours, par bons et sages discours, tirer les
vrais effets des causes précédentes. Car on voit assez souvent les
3. Ibid., IV, iii, p. 100 ; 108 ; IV, vi, p. 161. Dans le cas où le magistrat risque de soulever le peuple
contre le souverain, ibid., III, ii, p. 66 ; 114 ; 154.
4. On parle « d’effets de fortune pour tous les effets de hasard qui, appartenant au genre des
choses susceptibles d’être choisies, atteignent les êtres capables de choix ». Aristote, Physique, II, vi,
197 b, trad. par Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 73 ; Bodin, République, I, i.
5. Bodin, République, éd. cit., V, v, p. 151.
6. Ibid., III, i, p. 33.
7. Ibid., p. 7.
marie-dominique couzinet hasard, providence et politique
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plus hasardeux et téméraires être les plus heureux aux exploits. Et
pour cette cause, les anciens théologiens n’ont jamais introduit leur
déesse Fortune au conseil des Dieux.⁸
Bodin oppose ici délibération et recherche des causes par le raisonnement, à la
maxime répandue : « la fortune sourit aux audacieux » (audaces fortuna juvat), dont
s’inspire, en effet, Machiavel, contre qui Bodin prend clairement position⁹ :
Et toutefois on n’ouït quasi autre chose que louer ou blâmer les entreprises par la fin qui en réussit, et mesurer la sagesse au pied de
fortune. Si la loi condamne à mort le soldat qui a combattu contre la
défense du capitaine, ores qu’il ait apporté la victoire, quelle apparence y a-t-il de peser en la balance de sagesse les cas fortuits et succès heureux ? Aussi telles aventures continuées tirent le plus souvent
après soi la ruine des princes aventureux.¹⁰
De la même constatation que la fortune sourit aux audacieux, et au nom de la
loi telle qu’on la voit appliquée dans l’histoire, Bodin tire donc des conclusions
opposées à celles de Machiavel. Quant à Montaigne, il attire notre attention sur
le fait que la position de Bodin — qui est aussi la sienne — résulte aussi d’une
maxime répandue : « car cette sentence est justement reçue, qu’il ne faut pas juger
les conseils par les événements »¹¹. Mais, contrairement à Bodin, il en conclut que
« la plupart des choses se font par elles-mêmes, fata viam inveniunt », où le destin
a le sens précis d’automaton : ce qui se meut par soi-même¹². Il en conclut à la
corrélation, en politique, de la réussite et de la médiocrité, et surtout, à la vanité
de toute tentative pour élaborer un savoir politique, de toute sagesse et en fin de
compte, de toute délibération efficace :
L’heur et le malheur sont à mon gré deux souveraines puissances.
C’est imprudence d’estimer que l’humaine prudence puisse remplir
le rôle de la fortune. Et vaine est l’entreprise de celui qui présume
d’embrasser et causes et conséquences, et mener par la main le progrès de son fait ; vaine surtout aux délibérations guerrières. […] Je
dis plus, que notre sagesse même et consultation suit pour la plupart
la conduite du hasard.¹³
8. Ibid., p. 33.
9. Voir Rudolf Wittkower, « Chance, time and virtue », Journal of the Warburg Institute, I, 1937,
p. 313-321.
10. République, III, i, p. 33.
11. Montaigne, Essais, éd. par P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France,
1965, III, viii, p. 932-933.
12. Ibid. Aristote appelle la fortune « è tuchè kai to automaton ». Physique, II, v, 196 b.
13. Ibid., p. 934. Sur Montaigne et Machiavel à propos de la fortune, voir M.-D. Couzinet, « Action
humaine, action naturelle, action divine dans les Essais de Montaigne », dans Ead., Sub specie hominis. Études sur le savoir humain au xviê siècle, Paris, Vrin, 2007 (p. 125-138), p. 128-129.
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marie-dominique couzinet hasard, providence et politique
Quelle que soit la position adoptée, dans le domaine de la politique, le hasard
et la fortune sont les noms que l’on donne à ce que l’on ne connaît pas, en tant
qu’il est objet de doute et qu’il ne peut être objet de délibération — ce que Bodin
appelle « les cas fortuits ». Il s’agit donc de déterminer un peu plus précisément
si, en affirmant qu’« il n’y a rien de fortuit en ce monde », Bodin affirme que ni le
hasard ni la fortune n’existent, ou s’il se contente de rejeter la distinction aristotélicienne entre hasard et fortune, en ramenant tout effet de fortune à un effet de
hasard, et en refusant ainsi de considérer la fortune comme une causalité dans
l’activité pratique¹⁴. Or ce n’est pas là le discours du politique, mais du physicien,
et nous devons donc nous reporter à ce qu’en dit Bodin dans son ouvrage de philosophie naturelle, l’Universæ naturæ theatrum (1596), dont on retrouve les thèses
dans les trois premiers livres du Colloquium heptaplomeres.
Si l’on revient donc sur les « cas fortuits » du point de vue du philosophe
de la nature et non de celui du politique, membre du Sénat, ils ne sont plus
synonymes de « cas douteux » ne pouvant faire objet de délibération, mais de
« causalité contingente ». À la question de Theorus : « Qu’est-ce que la cause contingente ? », Mystagogue répond : « Celle qui dépend de la volonté humaine ou
des cas fortuits ». François de Fougerolles, le médecin traducteur de l’ouvrage
en français (1597), traduit : « des événements ». Dans la nature bodinienne, la
volonté humaine absolument libre est une cause contingente. Sans se confondre
avec la cause fortuite, elle partage avec elle le caractère absolument imprévisible
des effets. Quant à la cause fortuite, Bodin la définit d’abord négativement :
Celle qui n’est fixée ni par la volonté humaine, ni par la nature ; elle
engendre un effet inopiné qui se produit souvent ou rarement. Le
vulgaire l’appelle fortune, qui n’est rien d’autre que la conjonction
(concursus) de deux ou de plusieurs causes pour un effet inattendu.¹⁵
La cause fortuite n’est donc pas une cause par accident, où la cause ne produirait pas l’effet conforme à sa nature ; le caractère fortuit résulte de la rencontre
entre plusieurs causes, dont la composition produit un effet inusité. Bodin donne
l’exemple de l’éponge imbibée de couleurs que le peintre jette au hasard sur le
tableau, obtenant le visage de Socrate. C’est donc moins dans le rapport entre
la cause et l’effet que dans la composition des causes qu’il faut rechercher le
fortuit. Il y a donc bel et bien du fortuit dans la nature, et Bodin commente : « on
comprend par là que plusieurs se trompent lorsqu’ils pensent qu’il n’y a pas du
tout de hasard (casu) »¹⁶. Lorsqu’il affirme, dans la République, qu’« il n’y a rien
14. Aristote, Physique, II, 5, 197 b.
15. J. Bodin, Universæ naturæ theatrum, Lyon, Roussin, 1596, I, p. 25.
16. Ibid.
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de fortuit en ce monde », ce n’est donc pas dans le sens où le hasard n’existerait
pas. Mais c’est à condition d’en limiter le domaine :
Mais il ne faut pas parler de cause fortuite si Coriscus endormi a
assommé, en tombant, Socrate qui passait au-dessous, bien que cet
effet ait ici des causes variées : d’abord Coriscus, ensuite son imprudence et sa témérité, qu’il se soit couché et qu’il se soit endormi
dans un lieu risqué, le sommeil, la chute, le poids, la promenade de
Socrate, mais peut-être aussi la vengeance d’un scélérat et la pitié
pour un homme endormi. Chose que l’on ne saurait attribuer sans
crime à des cas fortuits, car ce serait violer témérairement la divine
providence.¹⁷
De fait, on a bien là rencontre de causes éloignées, au service d’un effet imprévu,
et par conséquent, un cas fortuit. Mais la possibilité d’une vengeance (contre
Socrate, interprète Fougerolles) et de la pitié pour l’homme endormi, censé
bénéficier d’une mort indolore (toujours selon Fougerolles)¹⁸, appelle la prise en
considération de la providence divine qui se manifeste ici sous une forme particulièrement brutale, mais, il faut bien le reconnaître, à la fois économe et non
dénuée de discernement ! C’est donc bien le rapport des différentes causes entre
elles qu’il faut examiner, et Bodin le confirme en déclarant : « mais une chose est
d’établir des causes contingentes, une autre des causes liées entre elles selon un
ordre contingent ou essentiel »¹⁹. Pour lui, il n’y a donc pas seulement concurrence et synergie, mais aussi hiérarchie entre les causes. Distinguer la manière
dont elles s’articulent — contingente ou essentielle — permet de ménager à la
fois une place au hasard, et à un enchaînement nécessaire et hiérarchique des
causes dans la nature :
L’ordre est contingent quand une cause ne dépend pas d’une autre
en tant que cause, comme le fils qui engendre, alors que son père est
mort, ou lorsque plusieurs causes sont convertibles (convertuntur)
sous un même rapport. Mais quand elles sont disposées selon un
ordre essentiel, c’est en qualité de cause que la seconde dépend de la
première, qui est plus parfaite de toutes les manières.
17. Ibid., p. 25-26.
18. Fougerolles traduit : « Mais il ne faut pas ici estimer que si Corisque tombant d’en haut a
assommé Socrate, qui passait au dessous, que celà soit une cause fortuite, car autrement on pourrait
faire injure à la divine providence : qui peut-être, s’est servie de ce moyen pour châtier Socrate, ayant
néanmoins eu pitié de Corisque qui dormait », J. Bodin, Le Théâtre de la nature universelle, trad. fr.
par François de Fougerolles, Lyon, J. Pillehotte, 1597, p. 23-24.
19. Theatrum, éd. cit., p. 26.
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Mais le point décisif est la manière dont s’articulent les deux ordres de causalité
entre eux, dans la production d’effets. Bodin la définit en ces termes :
Mais s’il y a plusieurs causes singulières pour un seul et même effet, il faut qu’elles y concourent en même temps, selon des raisons
diverses, ce qui n’est pas nécessaire pour les causes disposées selon
un ordre contingent. Mais il ne peut se faire que deux causes soient
parfaites ou, pour le dire plus grossièrement, qu’elles soient totales
pour un même effet et selon le même ordre. Car dans ce cas, il y
aurait une cause par soi dont la suppression n’empêcherait pas qu’il
y ait un effet, ce qui, dans la nature universelle, est absurde. Il s’ensuit qu’il est absolument impossible qu’il y ait deux causes de l’univers par soi, selon le même ordre. [Et Bodin en tire la conséquence
fondamentale :] Ce qui aboutit à démontrer l’unité du principe et à
renverser l’opinion de ceux qui en ont établi plus d’un.²⁰
Il y a donc, dans la nature, deux ordres de causalité, contingent et essentiel, qui
concourent dans la production des effets. Mais l’ordre essentiel étant le seul rationnel, sinon le seul efficace, il s’agit pour Bodin de montrer qu’il ne s’agit pas d’un
ordre nécessaire, ce qui doit permettre à la fois de préserver un véritable champ
pour les causes contingentes (c’est-à-dire volontaires et fortuites) et de ne pas soumettre Dieu à la nécessité. Je me contenterai ici de résumer l’argumentation de
Bodin. Elle repose sur un fait, accessible aux sens et à l’expérience : la mutabilité de
la nature. Elle se manifeste d’une part dans le caractère absolument contingent du
futur, avant qu’il ne se réalise, mais moins du fait de la volonté humaine que de la
causalité divine. Je cite, pour une fois, la traduction de Fougerolles :
Toutes choses à venir sont muables, puisqu’elles dépendent de Dieu,
qui ne peut pas seulement fléchir et refléchir là où il veut et d’où il
veut les volontés des hommes, mais aussi réprimer la violence des
bêtes farouches, commander aux natures inanimées, empêcher aussi
que le feu ne brûle, retenir et ôter à la nature toute sa force […].²¹
La causalité divine n’obéit à aucune nécessité, parce qu’elle se manifeste avec les
caractères d’une cause contingente, en l’occurrence volontaire. Mais conformément à la hiérarchie des causes instaurée par Bodin, elle est à la fois supérieure
aux volontés humaines et à l’enchaînement nécessaire des causes naturelles, qu’il
exprime dans les termes de Manilius :
20. Ibid., p. 26.
21. Ibid., p. 27 ; Théâtre, éd. cit., p. 26.
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Nous apprenons par le sens et l’expérience que la nature change ; et
celui-là a raison de dire : « les destins gouvernent le monde et toutes
choses suivent une loi certaine »²². Nous voyons en effet, et même
souvent, du bon froment naître du blé, et du blé, de l’ivraie, et le
contraire ; d’un homme naître un serpent […]. On voit souvent naître
des monstres, de nouvelles maladies inouïes […], de sorte qu’il est
nécessaire que cela se fasse divinement, par-dessus la nature.²³
Ainsi, Manilius a raison de parler de destin, mais c’est dans le sens où la volonté
divine est supérieure au destin, dont elle peut changer les lois quand elle veut.
Il va sans dire que cette incursion très ponctuelle dans le Théâtre de la nature
universelle ne rend pas compte de l’omniprésence de la providence divine dans
la nature, particulièrement sensible dans les livres II et III consacrés aux êtres
inanimés et aux animaux. La définition de la nature des choses suffira à en faire
comprendre la portée : « Qu’est-ce-que la nature ? », demande Theorus. Mystagogue répond : « C’est l’essence et la vertu attribuée et concédée à chaque chose
dès son origine par le Créateur »²⁴. En vertu de cette définition, Dieu a disposé
tous les êtres naturels harmoniquement à la surface de la terre, dans une complémentarité où tous conspirent au salut de l’ensemble et à l’accomplissement par
l’homme de ses facultés les plus élevées.
Notre incursion se borne à établir qu’il faut distinguer entre deux ordres
de causalité, la causalité essentielle et la causalité contingente, et que le hasard
comme les volontés humaines relèvent du contingent. Dans de telles conditions,
si un savoir politique doit être possible, il ne saurait résider dans des investigations sur la volonté humaine, mais plutôt dans la prise en compte de la pluralité
des causes et de l’imbrication des ordres essentiel et contingent. D’autre part,
le futur étant absolument contingent, en raison de la mutabilité de la nature, la
prévision du futur des Républiques — puisqu’il s’agit de déterminer « s’il y a
moyen de savoir les changements et ruines des Républiques à l’avenir » — est un
défi, si elle ne dirige pas ses recherches du côté de la volonté divine plutôt que du
côté des volontés humaines. C’est à ce problème que Bodin tente d’apporter une
réponse, au chapitre ii du livre IV des Six livres de la République. Je me propose
de le lire, en me référant régulièrement à la version latine que Bodin en donne
en 1586, en raison des importantes additions de cette édition qui apportent des
précisions précieuses sur sa pensée et sur ses sources²⁵.
22. Marcus Manilius, Astronomiques, IV, v. 14.
23. Theatrum, éd. cit., p. 31.
24. Ibid., p. 11.
25. Je me réfère à Jean Bodin, I sei libri dello stato, éd. par Margherita Isnardi Parente et Diego
Quaglioni, Torino, UTET, 1988, t. II, qui signalent et traduisent les variantes les plus importantes de
l’édition latine de la République (1586).
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Destin providentiel et prévision politique
Puisqu’il n’y a rien de fortuit en ce monde, ainsi que tous les théologiens et les plus sages philosophes ont résolu d’un commun avis,
nous poserons en premier lieu cette maxime pour fondement : que
les changements et ruines des républiques sont humaines, ou naturelles, ou divines, c’est-à-dire qu’elles adviennent ou par le seul conseil et jugement de Dieu, ou par le moyen ordinaire et naturel, qui est
une suite de causes enchaînées et dépendantes l’une de l’autre, ainsi
que Dieu les a ordonnées, ou bien par la volonté des hommes, que
les théologiens confessent être franche, pour le moins aux actions
civiles : combien qu’elle ne serait pas volonté, en quelque sorte que
ce fût, si elle était forcée.²⁶
Dans la tradition aristotélicienne, Bodin appuie sa maxime politique sur une
opinion commune aux plus sages (les théologiens et l’élite des philosophes), à
savoir : la négation du hasard et de la fortune, comme il le précise dans l’édition latine. Cela revient à postuler trois types de causalité : divine, naturelle et
humaine. Mais la causalité naturelle n’étant qu’un aspect de la causalité divine,
cela ramène à deux seulement le nombre des causalités : la volonté divine et la
volonté humaine.
La causalité divine, dont le champ est beaucoup plus étendu que la causalité humaine, connaît deux modes d’exercice : « le seul conseil et jugement de
Dieu », ou plus précisément, dans l’édition latine : « la puissance divine [s’exerçant directement] sans causes intermédiaires », et d’autre part, « le moyen ordinaire et naturel, qui est une suite de causes enchaînées et dépendantes l’une de
l’autre ». Sur l’enchaînement des causes naturelles, le latin précise qu’il s’agit de
« la série et l’enchaînement des causes et des effets naturels, joints et attachés
par Dieu immortel, de sorte que “la première extrémité réponde à la dernière et
leur milieu avec toutes les deux”²⁷, et toutes choses entre elles par un lien inviolable »²⁸. On remarque que Bodin ne formule pas ici l’enchaînement des causes
selon l’ordre essentiel, comme une descente à partir d’un principe transcendant,
mais sous la forme de la proportion harmonique, où Dieu est comme l’octave qui
accorde entre elles les deux autres proportions irréconciliables entre elles et pour
cela en conflit, en qualité de seul principe d’union capable d’inclure les oppo26. République, éd. cit., I, iv, p. 57.
27. Théâtre, « Ce qui est proposé et contenu en tout cet œuvre » (non paginé). Bodin applique aussi
ce principe à la composition de ses textes : voir Le paradoxe qu’il n’y a pas une seule vertu en médiocrité
ni au milieu de deux vices, dans Jean Bodin, Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics, éd. par
P. L. Rose, Genève, Droz, 1980, p. 44.
28. De republica libri sex, latine ab authore redditi, multo quam antea locupletiores (2e éd.), [Genève], J.
Du Puys, 1591, p. 518.
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sitions sans les annuler. Cette représentation immanente de Dieu soulève des
problèmes auxquels Bodin répond dans une importante adjonction de l’édition
latine.
À cet effet, il produit une série d’équivalents de l’harmonie naturelle dont
la première est la « chaîne d’or » d’Homère citée par Platon dans le Théétète²⁹,
auquel il renvoie. Quel est le sens de cette référence ? Au début du livre VIII de
l’Iliade, la chaîne d’or suspendue au ciel est l’instrument du défi que Zeus propose aux dieux pour leur montrer la supériorité de sa puissance, en les menaçant de suspendre la corde à l’Olympe (il leur propose, en quelque sorte, le jeu
de la corde tirée de part et d’autre) ; chez Platon, la chaîne d’or fait plus clairement référence à l’enchaînement des causes naturelles, en tant qu’image du
soleil, « montrant par là clairement qu’aussi longtemps que se meut la sphère
céleste et du soleil, tout a l’être et tout le conserve tant chez les dieux que chez les
hommes ; mais s’ils venaient à s’immobiliser comme en des liens, toutes choses
tomberaient en ruines »³⁰. Si chez Homère, il s’agit de montrer la transcendance
de Dieu (Zeus), Platon fait clairement référence au cours ordinaire de la nature
et à son interruption — ce qui équivaut, dans le texte de Bodin, aux deux modes
d’action de la puissance divine.
Bodin propose, comme autres équivalents de l’harmonie naturelle, « le destin (fatum) de Zénon et la providence (pronoia) des autres Stoïciens³¹ qu’Augustin
appelle Dieu, suivant l’opinion de Panétius et de Sénèque »³². C’est dire que, dans
une tradition qu’il fait remonter des Stoïciens à Augustin, la notion théologique
de providence divine ne serait autre qu’un équivalent du fatum ou de la pronoia
stoïcienne, en qualité de « raison qui préside à l’administration du monde »³³.
Nous avons donc peut-être là un élément de réponse à la question de savoir
pourquoi il n’utilise pas ici le terme de « providence ». C’est que l’idée d’un destin providentiel comporte un risque auquel Bodin fait échapper Augustin :
29. Platon, Théétète, 153 c.
30. Platon, Théétète, 153 c-d, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 173.
31. On trouve chez les Stoïciens des traités sur le destin (peri eimarmenès — selon l’étymologie,
heirmos aitiôn, series causarum, ou De fato) et des traités sur la providence. Diogène Laërce, Vies et
doctrines des philosophes illustres, trad. fr. dir. par Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Librairie générale
française, 1999, Vie de Zénon, p. 872-873 ; 877-878.
32. « Sed quoniam Stoicos dicit vim fati adserentes istos ex Homero versus solere usurpare, non
de illius poetæ, sed de istorum philosophorum opinione tractatur, cum per istos versus, quos disputationi adhibent quam de fato habent, quid sentiant esse fatum apertissime declaratur, quoniam
Iouem appellant, quem summum deum putant, a quo conexionem dicunt pendere fatorum ». Augustin, De
civitate dei, V, 8, « De his, qui non astrorum positionem, sed conexionem causarum ex dei voluntate pendentem fati nomine appellant ». Comme l’indique D. Quaglioni, dans ce passage, Augustin ne cite que
Sénèque et les Stoïciens en général.
33. Diogène Laërce, Vies, VII, 149, éd. cit., p. 878.
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Mais ils pèchent gravement, ceux qui soumettent la nature divine
au changement : comme si Dieu était soumis aux lois de la nature,
comme les fables racontent que Zeus était tenu aux décrets d’Adrastia [surnom de Némésis]. Mais Augustin a raison de dire que soit le
destin n’est rien, soit que Dieu lui-même est le destin, parce qu’il n’y
a rien de constant, rien de ferme, rien d’immuable si ce n’est Dieu.³⁴
La proposition augustinienne prétendue d’une équivalence entre Dieu et le destin, dans la mesure où elle préserve l’immutabilité divine, est proche de la représentation bodinienne de l’harmonie, avec Dieu dans le rôle de l’octave, et Bodin
lui reconnaît une légitimité. Mais à condition de la distinguer clairement de celle
qui soumettrait Dieu au changement : Dieu n’est pas soumis aux lois de la nature,
comme Zeus l’est à la vengeance divine, Némésis, qui punit toute démesure tendant à bouleverser l’ordre du monde. La comparaison, bien connue des lecteurs
de Descartes³⁵, nous renvoie à une conception de la toute-puissance de Dieu
conciliable avec la représentation d’une souveraineté divine harmonique.
En mettant Dieu au-dessus des lois de la nature qu’il a lui-même édictées,
Bodin lui applique la formule du droit civil : « Princeps legibus solutus »³⁶ et
reprend la distinction scolastique entre potentia absoluta et potentia ordinata, puissance absolue et puissance ordonnée. Je reprends, pour la formuler, les termes
de Ruedi Imbach :
Si l’on applique ce modèle juridique à Dieu, il s’ensuit d’abord que
Dieu, dont l’action est essentiellement une action de la volonté, a statué dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel un certain nombre
de lois. Il agit secundum potentiam ordinatam (selon sa puissance ordonnée) lorsque son opération se tient dans les limites de cet ordre.
Or il peut multa agere quæ non sunt secundum illas leges iam præfixas,
sed præter illas (faire beaucoup de choses qui ne sont pas conformes à
ces lois déjà fixées, mais qui les enfreignent). À ce moment-là, il agit
selon la puissance absolue. Cette puissance absolue englobe tout ce
qui n’est pas contradictoire.³⁷
34. Voir également Theatrum, éd. cit., I, p. 28. D. Quaglioni renvoie à ce passage d’Augustin : « Perversi autem homines et perturbati, qui negant sabbatum, mala sua Deo tribuant, bona sua sibi […]. Deinde
multi non accusant Satanam, sed accusant fatum. Fatum meum me duxit, dicit. […] Quæris ab illo quid sit
fatum ; et dicit stellæ malæ. Quæris ab illo quis fecit stellas, quis ordinavit stellas ; non habet quid tibi respondeat, nisi Deus. Restat ergo ut sive per transennam, sive per cannam longam, sive per proximum, Deum
accuset ; et cum Deus puniat peccata, Deum faciat auctorem peccatorum suorum. Non potest enim fieri ut
puniat quod fecit : punit quod facis, ut liberet quod fecit. Aliquando autem, dimissis omnibus, omnino
directe eunt in Deum ; et quando peccant, dicunt : Deus hoc voluit ; si nollet Deus, non peccarem ». Augustin,
In psalmum XCI enarratio, P. L. t. XXXVI-XXXVII, col. 1172-1173.
35. Lettre du 15 avril 1630 à Mersenne, dans Descartes, Œuvres, éd. par C. Adam et P. Tannery, t. I,
p. 145.
36. Digeste I, 3, 31.
37. Ruedi Imbach, « Notule sur quelques réminiscences de la théologie scolastique chez
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On retrouve donc bien, chez Bodin, comme du reste chez Montaigne, « la survivance d’un courant doctrinal largement répandu à la fin du Moyen Âge » : celui
de la toute-puissance divine, sur laquelle Cesare Vasoli a, depuis longtemps,
attiré l’attention en ce qui concerne Bodin³⁸. Mais Montaigne suit certains successeurs de Scot et d’Occam qui vont jusqu’à affirmer que la toute-puissance divine
n’est pas astreinte au principe de non-contradiction »³⁹ ; quant à Bodin, il coupe
Dieu plus radicalement encore que Montaigne de toute contrainte physique ou
logique, en plaçant la puissance divine au-delà de la distinction nominaliste entre
potentia absoluta et potentia ordinata. Dieu « est délié des lois de la nature qu’il a
lui-même édictées, non par le Sénat ou par le peuple, mais par lui-même, parce
qu’il est le plus grand »⁴⁰ : c’est un argument qu’il reprendra dans le Theatrum et
dans le Colloquium⁴¹.
Dire que Dieu est affranchi des lois, c’est supposer que quelqu’un d’autre,
sur le modèle du peuple ou du Sénat, l’a affranchi. Or, penser ainsi, ce serait
penser en termes de délégation, ce qui est le cas de toute souveraineté humaine.
Le modèle juridique ne convient donc pas à Dieu, même transposé dans la théologie, puisque seule la souveraineté divine ne peut faire l’objet d’une délégation.
Dans ce sens, elle est irréductible à la puissance souveraine, que celle-ci soit celle
du pape ou celle du souverain politique. Bref, elle n’a pas de modèle⁴².
Nous sommes donc en présence d’une volonté divine qui se manifeste à
la fois sous forme transcendante, comme pouvoir de faire et de casser les lois
naturelles qu’elle a elle-même édictées, et sous forme immanente comme destin.
Qu’en est-il maintenant de la volonté humaine ?
Montaigne », dans Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, éd. par V. Carraud et J.-L. Marion,
Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 102.
38. C. Vasoli, « Sisto IV professore di teologia e teologo », dans L’età dei Della Rovere. Atti del V Convegno Storico Savonese (Savona, 7 ‒ 10 Novembre 1985), Savona, Società Savonese di storia Patria,
1988, p. 177 - 207 ; Id., « Note sul Theatrum naturæ di Jean Bodin », Rivista di storia della filosofia, XLV,
3, 1990, p. 475 - 537 ; Id., « Il tema dell’ assoluta potenza divina nell’ Universae naturae theatrum di
Jean Bodin », dans Potentia Dei. L’onnipotenza nel pensiero dei secoli XVI e XVII, éd. par G. Canziani
M. Granada et Y. C. Zarka, Milano, F. Angeli, 2000, p. 77-91.
39. Ruedi Imbach, « Notule sur quelques réminiscences… », art. cit., p. 103.
40. De republica, éd. cit., p. 520.
41. « […] La puissance du créateur laquelle Grégoire le Grand appelle beaucoup mieux la main du
tout-Puissant (manum omnipotentis), que ceux qui estiment cette puissance être absolue sans aucun
ordre [il faudrait traduire : et non ordonnée] (absoluta non ordinaria) : vu qu’on ne peut user de ce
terme d’absolue puissance, sinon à l’endroit d’un qui aurait été affranchi des lois : Mais le Seigneur
de ce monde très bon et très grand sera-t-il de l’autorité d’un peuple ou d’un Sénat mis en telle
franchise ? Que plutôt il se garantira toujours des lois, lesquelles lui-même a prescrites et imposées
sur la nature ». Théâtre, op. cit., p. 43 ; Theatrum, op. cit., p. 40 ; voir J. Bodin, Colloque entre sept savants
qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses sublimes, éd. par F. Berriot, Genève, Droz,
1984, p. 37.
42. M.-D. Couzinet, « La logique divine dans la République de Jean Bodin », dans Ead., Sub specie
hominis…, op. cit., p. 83-104.
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Dans l’édition latine, Bodin invoque le consensus des Hébreux, des philosophes et des théologiens sur la liberté de la volonté humaine, en s’arrêtant sur trois
cas extrêmes, pour montrer qu’ils n’infirment pas sa thèse : Maïmonide, Posidonius et Melanchthon. Pour Bodin, « les Hébreux et les docteurs en théologie s’accordent à dire que cette volonté, donnée et concédée par Dieu au genre humain,
est libre et déliée de toute nécessité »⁴³. Le De astrologia de Maïmonide, auquel il
renvoie, le confirme. Dans cette lettre, traduite en latin et publiée en 1555, Maïmonide « répond à la question qui lui est posée sur les hommes qui prétendaient
que tout était décidé et établi par les planètes et sur ceux qui pensaient que rien
ne dépendait des mérites ni de la justice, mais des planètes […] ». Il répond que
l’homme n’est pas si soumis aux astres qu’il n’ait la force de s’en libérer⁴⁴.
Libre signifie donc ici contingent, dans le sens de : délié de la nécessité
astrale. « Car », poursuit Bodin, « s’il y avait des causes célestes nécessaires de
nos volontés et de nos appétits, non seulement la volonté humaine ne serait pas
libre, mais il n’y aurait pas même de volonté, et il serait inepte de dire que quelqu’un veut, s’il est contraint par une force quelconque »⁴⁵. Sur ce point, il évoque
le cas du grand philosophe stoïcien Posidonius qui a pris ses distances à l’égard
de l’argument paresseux. Dans le De placitis Hippocratis ac Platonis auquel renvoie Bodin, Galien explique en effet l’opposition de Posidonius à Chrysippe sur
l’identité des affections, de la façon suivante : en accord avec Platon, il ne fait pas
des affections des jugements, mais des mouvements de l’âme issus du thumos et
de l’epithumia. La conséquence est que « si dès le début, les enfants ressentaient
une affinité pour l’excellence morale, leur mauvaise conduite ne pourrait venir
de l’intérieur ni d’eux-mêmes, mais nécessairement de l’extérieur »⁴⁶ ; bref, il n’y
aurait pas de responsabilité morale.
Bodin conclut sur le cas de Melanchthon : « Philipp Melanchthon, qui prit
fortement le parti du serf-arbitre, reconnaît que les volontés humaines sont libres,
dans les actions humaines et civiles »⁴⁷. Dans la Moralis philosophiæ epitome (1541),
Melanchthon accorde en effet aux hommes au moins une partie de la causalité
dans les actions civiles, l’autre étant réservée à l’Esprit Saint⁴⁸. Diego Quaglioni
43. De republica, éd. cit., p. 518.
44. De astrologia Rabbi Mosis filii Meimon epistola elegans, et cum Christiana religione congruens, hebrea,
nunc primum edita et latine facta, Ioanne Isaac Levita germano auctore, Coloniæ, per Iacobum Soterem,
1555, fºA 11 ; E 3.
45. De republica, éd. cit., p. 519.
46. Galien, On the doctrines of Hippocrates and Plato (De placitis Hippocrati ac Platonis), éd., trad. et
commentaire par Phillip de Lacy, Berlin, Akademie Verlag, 1984², t. II, l. V, 404, 430, 20-25, p. 292-293 ;
439, 461, 20-25, p. 318-319.
47. De republica, éd. cit., p. 519.
48. « Quanquam igitur actiones civiles aliquo modo sunt in potestate nostra, tamen quia sæpe vincuntur
animi naturali imbecillitate, aut a diabolo impelluntur, ad aliquod facinus, discamus hic duas esse causas
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identifie là « le compromis entre la doctrine luthérienne de la prédestination et de
la grâce et celle, classique, aristotélicienne, de la contingence de la volonté, sous
la forme consacrée par la tradition médiévale, de théorie du libre arbitre »⁴⁹.
On se trouve ainsi entre une liberté divine absolue qui échappe à tout nécessitarisme, puisqu’elle peut intervenir dans le cours ordinaire de la nature, et une
liberté humaine qui se déploie dans les limites qui lui sont assignées par l’ordre
naturel. La critique du nécessitarisme divin laisse donc une place à la prévision et
au calcul, puisque la nature reste soumise à une forme de fatum, d’enchaînement
des causes distinctes du premier principe.
Dans l’hypothèse où toute action dans le monde est due à Dieu ou aux hommes, la solution proposée par Bodin pour prévoir les changements des Républiques ne peut donc résider que dans l’enchaînement des causes naturelles. Dans
l’édition latine, il résume son propos dans les termes suivants :
Donc, puisque la volonté humaine est libre, variable et dissemblable
à elle-même et la volonté divine occulte et cachée, il ne reste plus que
la force de la nature qui n’est pas profondément obscure et suit un
cours certain, tempérée qu’elle est par la suite constante des causes
et des effets.⁵⁰
Au regard d’un esprit humain, la volonté divine, lorsqu’elle enfreint les lois de la
nature, et la volonté humaine, ont ceci en commun qu’elles ont toutes les apparences de la contingence la plus totale, et par conséquent, du hasard. Au fond,
le hasard, c’est le nom de la causalité divine lorsqu’on ne la comprend pas ou,
comme chez les épicuriens, lorsqu’on ne veut pas la comprendre. Or si Bodin a
quelque chose à répondre aux partisans du nécessitarisme, il n’a apparemment
rien à répliquer aux épicuriens, qui — il faut le remarquer — sont absents de la
République, alors qu’ils sont omniprésents dans le Theatrum et dans le Colloquium.
C’est encore une fois dans la réintroduction de la providence dans le cours ordinaire de la nature que Bodin trouve un argument contre eux. En définitive, la
reprise de la théologie de la toute-puissance — même si elle ne peut être appliquée à Dieu stricto sensu — a pour effet de revaloriser le destin (fatum), comme
manifestation de la providence divine. Dans l’édition française, Bodin écrit :
externarum honestarum actionum in piis, scilicet diligentiam nostram, et auxilium Spiritus Sancti, quod
petere vero pectore debemus ut resistere diabolo, et vincere imbecillitatem nostram possimus. Nam in his
actionibus externis, certe aliquid diligentia nostra seu conatus valet ». Philipp Melanchthon, Philosophiæ
moralis epitome, Lyon, Sébastien Gryphe, 1541, p. 36 ; D. Quaglioni renvoie également aux Ethicæ
doctrinæ elementa, I.
49. Dans J. Bodin, I sei libri dello stato, éd. cit., t. II, p. 396, n. 1.
50. De republica, éd. cit., p. 520.
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En quoi plusieurs s’abusent bien fort de penser que la recherche des
astres et de leur vertu secrète diminue quelque chose de la grandeur
et puissance de Dieu, ains au contraire sa majesté est beaucoup plus
illustre et plus belle, de faire si grandes choses par ses créatures, que
s’il les faisait par soi-même et sans aucun moyen […].⁵¹
Dans l’édition latine, Bodin ajoute :
et il ne peut rien faire qui ne soit droit et juste, parce qu’il est excellent, et il prend un soin (curam) durable et sûr (securam) de tous les
peuples, parce qu’il est le plus grand.⁵²
La providence réapparaît ainsi, dans la politique, sous la forme du « soin » que
prend Dieu de tous les peuples, avec une référence à Isaïe, où Dieu rassemble
les peuples d’Égypte d’Assyrie et d’Israël dans sa bénédiction⁵³. Mais il faudrait
peut-être parler plus précisément d’un destin providentiel, dans la mesure où
il se conforme toujours à la nature de tout ce qui est créé, qui est de naître et de
mourir :
Mais puisque tout ce qui a eu un commencement a aussi une nature
fluide et sujette à la dissolution, comme il résulte clairement de démonstrations très certaines et exemptes de doute, non seulement les
cités, mais tout ce qui a fleuri, après son origine, pendant des siècles
innombrables, doit un jour disparaître.⁵⁴
Il s’agit donc de comprendre ce que Bodin entend par le destin providentiel, tel
qu’il se manifeste en politique :
Reste donc seulement à savoir si par les causes naturelles, on peut
juger de l’issue des Républiques. [Et il précise :] Quand je dis causes
naturelles, je n’entends pas des causes prochaines, qui de soi produisent la ruine ou le changement d’un état, comme de voir les méchancetés sans peine et les vertus sans loyer en une République, on peut
bien juger que de cela viendra bientôt la ruine d’icelle, mais j’entends
les causes célestes et plus éloignées. [Et il ajoute, dans l’édition latine :] même s’il est utile de les examiner toutes de près.⁵⁵
51. République, éd. cit., IV, ii, p. 58.
52. De republica, éd. cit., IV, ii, p. 520.
53. Isaïe, XIX, 25.
54. De republica, éd. cit., p. 520-521. Bodin dit trouver ces démonstrations aussi bien dans le Timée
(28 b-c) et le Phédon (80 b) de Platon, que dans le Traité du ciel (279 b) d’Aristote et dans l’Ancien
Testament : Isaïe (43, 1 ; 45, 7) et les Psaumes (90, mais D. Quaglioni renvoie plutôt à Is., 41, 4, dans J.
Bodin, I sei libri dello stato, op. cit., p. 397, note 5).
55. République, éd. cit., IV, ii, p. 58.
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Il ne s’agit donc pas d’exclure l’action des causes prochaines humaines, mais
de privilégier les causes célestes éloignées, et par là-même, un point de vue dont
Bodin précise la nature dans une addition de l’édition latine : « Et de même que
l’homme fait l’objet d’une contemplation différente de la part d’un peintre et
d’un médecin et l’âme (spiritus) de la part d’un physicien et d’un théologien, de
même aussi le politique, l’astrologue et le théologien jugent différemment les
révolutions des Républiques »⁵⁶. En fait, chaque type de contemplation — c’està-dire de considération théorique — s’attache plus particulièrement à un type
de causalité.
Le point de vue du politique est celui qui impute « aux injustices du prince,
à l’avidité des magistrats et à l’iniquité des lois la ruine d’une cité » ; c’est le point
de vue de Bodin, dans la République, définie comme « droit gouvernement » en
accord avec les lois naturelles et divines.
L’astrologue, [poursuit-il,] considère la force et la vertu des corps célestes, auxquelles il attribue divers mouvements des esprits humains
vers les révolutions politiques. Quant au théologien, il soutient que
toutes les pestes, les guerres, la stérilité, enfin la ruine des citoyens et
des peuples viennent du mépris de Dieu et de la religion ; Dieu s’en
irrite, et pour cela, il sème la confusion dans l’esprit des magistrats
les plus sages et arme ses foudres contre les princes.⁵⁷
Il apparaît donc que le point de vue (ou le type de « contemplation ») privilégié
par Bodin est celui de l’astrologue ou du physicien, par opposition à ceux du
politique et du théologien. Pas plus que le point de vue du politique, celui du
théologien n’est étranger à Bodin, qui a notamment recours à lui pour analyser
la guerre civile, dans l’épître dédicatoire au Paradoxon de 1596, où Dieu prend
la place des magistrats dans les tribunaux déserts. Le théologien s’intéresse à la
puissance divine, lorsqu’elle s’exerce exceptionnellement, sans passer par les causes secondes, avec une force gigantesque et imprévisible, et toujours au service
d’un châtiment divin. Ce dernier point de vue n’a donc qu’une portée limitée en
matière politique et ne s’applique qu’à des situations extrêmes. C’est donc le point
de vue de l’astrologue qui l’emporte, sans toutefois exclure les deux autres.
Que fait l’astrologue ? Il attribue aux mouvements célestes une influence sur
les esprits humains, propre à les entraîner vers les révolutions politiques. On
entrevoit la possibilité d’une véritable manipulation divine, telle qu’elle s’exprimait dans le Theatrum, mais cette fois, par l’intermédiaire des causes naturelles.
Cependant, la préoccupation de Bodin restant d’assurer que « ceux qui pensent
56. De republica, éd. cit., p. 520.
57. De republica, éd. cit., p. 520. Bodin renvoie au Psaume 107, au Lévitique, 26 et à Job, 12.
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que la suite des causes naturelles ont un effet sur les révolutions et la ruine des
cités ne soumettent pas pour cela l’esprit de l’homme, dépouillé de volonté libre,
et encore moins Dieu tout-puissant à la nécessité du destin »⁵⁸, on comprend
que la causalité astrale garde un rôle limité. D’une part, Bodin, en accord sur ce
point avec Jean Pic de la Mirandole, affirme que les astres sont causes générales
et non causes individuelles⁵⁹. Son argument pour le montrer est que tous les êtres
naturels et en particulier ceux qui sont doués de volonté, ont un pouvoir sur la
durée de leur vie, mais que Dieu garde le secret des limites qu’il a fixées à la vie
de chacun⁶⁰.
D’autre part, comme il l’avait déjà fait dans la Methodus, Bodin se livre à une
critique circonstanciée des calculs des astrologues, due à leur incapacité à produire
une mesure exacte du temps ; il finit par considérer plus sûr et plus facile de rapporter les changements des Républiques aux nombres, que de les rapporter aux
astres⁶¹. Ce désaveu est intéressant pour nous, parce qu’il signifie que Bodin ne va
plus rechercher des influences, mais des corrélations. « Chaque chose a ses causes,
à l’aide (ope) et par la conjonction (concursu) desquelles le sage prédit la ruine future
d’une cité »⁶² : c’est donc bien dans la conjonction des causes astrales qu’il place la
prévision du futur. La solution n’est pas nouvelle ; c’est celle-là même qu’ont mise
en œuvre les Anciens. Elle repose sur les observations et leur corrélation avec les
conjonctions astrales (elles aussi désignées par le terme de concursus) :
Les Anciens ayant remarqué les changements notables des Républiques, mouvements de peuples, inondations, pestes, maladies, famines étranges qui advenaient après telles conjonctions, en un pays
plutôt qu’en un autre, ont par ce moyen découvert la propriété des
signes, et la triplicité convenable aux régions. Mais il était impossible, en si peu de temps qu’il y a que le monde a pris origine, et si peu
d’observations, en avoir la démonstration.⁶³
Les Anciens, ayant remarqué une corrélation entre les grandes conjonctions planétaires et les mutations importantes dans le monde naturel et politique — on
58. Ibid., p. 521.
59. Disputationes adversus astrologiam divinatricem, III, 5 ; voir Éric Weil, Pic de la Mirandole et la
critique de l’astrologie, Paris, Vrin, 1985, p. 73-74.
60. Voir M-D. Couzinet, « Aspects de la réception du De generatione et corruptione dans la pensée
politique du xvie
siècle : la notion d’alloiôsis dans la République de Bodin », dans Lire Aristote au Moyen
Âge et à la Renaissance : réception du Traité sur la génération et la corruption, éd. par J. Ducos et V.
Giacomotto-Charra, sous presse.
61. Voir M.-D. Couzinet, Histoire et méthode à la Renaissance, Paris, Vrin, 1996, « Bodin et les nombres », p. 303-308.
62. De republica, éd. cit., p. 546.
63. République, éd. cit., IV, ii, p. 68.
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rappelle que les Républiques sont aussi des êtres naturels —, ils ont établi la
théorie ptoléméenne des triplicités. Mais leur ignorance de la géographie et de
l’histoire les ont empêchés de faire des calculs exacts. Bodin espère, du fait qu’il
vient beaucoup plus tard dans l’histoire, pouvoir s’approcher de la vérité, en confrontant un nombre de données bien supérieur avec les allégations divergentes
des historiens, et en tentant de les accorder entre elles :
Mais je ne doute pas que l’on puisse donner des préceptes plus certains sur les mutations et la mort des Républiques, si l’on remontait
le temps jusqu’à la fondation du monde, par des raisons certaines,
si l’on avançait en comparant et en reliant les choses entre elles, et
si l’on accordait la variété des historiens en désaccord entre eux. Ensuite, en remontant, par toutes les éclipses du soleil et de la lune,
jusqu’au premier commencement du monde, si l’on embrassait le
calcul du temps universel par des démonstrations très certaines ; et
si l’on comparait les récits des historiens les plus véridiques entre
eux et avec les trajectoires et les conjonctions des corps célestes et
des constellations, et que l’on réunissait et que l’on conjuguait ces
choses avec les nombres, dont la force est très grande dans la nature
tout entière ; nombres qui, enveloppés dans une obscurité infinie et
cachés et dissimulés dans les retraites infinies de la nature, apparaissent ensuite démontrés non par de vaines conjectures, mais par des
arguments clairs.⁶⁴
En fin de compte, la méthode de Bodin, qui revient à croiser des données, mime
le jeu des causes dans la nature. L’abandon de l’astrologie au profit des nombres
semble aller dans le sens d’une volonté de ne pas éliminer la contingence. Car
si l’on doit aussi échapper au nécessitarisme des nombres, c’est parce que l’on
substitue, en quelque sorte, la physique aux « conjectures vaines et vides »⁶⁵ des
mathématiciens, avec des calculs basés sur l’observation et la classification des
récurrences dans l’histoire. C’est le fait que l’ordre divin est perceptible dans les
grands bouleversements naturels et politiques qui confère une légitimité à ces
calculs : de cette façon, Dieu continue de gouverner les nombres. Enfin, le futur
étant contingent, Bodin se retourne vers le passé : tenter de connaître le futur à
partir du passé, c’est n’éliminer ni la contingence des volontés humaines, ni celle
du hasard.
Alors que, pour Montaigne comme pour Machiavel, les grands événements
étaient le plus sujets à la Fortune et le moins aux volontés humaines, Bodin y
64. De republica, éd. cit., p. 536.
65. Ibid., p. 547.
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voit autant de manifestations sensibles de Dieu dans la nature. Le fait que ces
manifestations sont pensables en termes de « conjonctions » — conjonctions planétaires, mais aussi rencontre de ces conjonctions avec les grands événements
naturels et politiques — permet de comprendre pourquoi il insiste autant sur
la nécessité de n’exclure aucun type de causalité : tout ce qui arrive résulte de la
conjonction de plusieurs causes et, dans le cas des grands événements, le concours des astres, des nombres et des volontés humaines témoigne de l’action
d’un Dieu qui a tout créé selon le nombre, le poids et la mesure. C’est dans ce
sens qu’il n’y a pas de hasard.
Marie-Dominique Couzinet, Université Paris I ‒ Panthéon-Sorbonn
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