L’étoile des Rois Mages : mythe ou réalité ?
Le site Connaissance hellénique propose un Dialogue sur l’étoile de Bethléem
entre un astronome (Yvon Georgelin) et un helléniste (Christian
Boudignon) sur la question de savoir « Qu’est-ce que la prétendue Étoile
des Mages ? ». Le propos des Auteurs est de montrer que la tradition de
l’évangile de Matthieu s’est fait l’écho d’un phénomène physique bien
réel, d’une configuration de planètes tout à fait exceptionnelle qui
avait été enregistrée dans un registre babylonien et dont on trouve la
trace ensuite dans plusieurs textes jusqu’à Kepler.
Dans un précédent billet [1],
j’avais déjà évoqué la question des Mages venus d’Orient et j’en
reprendrai des éléments qui seront utiles pour éclairer le débat.
J’utiliserai aussi la littérature sur la question dont un livre récent,
fruit d’une rencontre sur cette question qui eut lieu en 2014 entre
spécialistes de l’astronomie ancienne et moderne, du monde gréco-romain
et du Nouveau Testament [2].
Mais tout d’abord quel est exactement le phénomène astronomique que les Auteurs envisagent ?
On connait le texte de Matthieu 2,1 : des
Mages venus d’Orient arrivent à Jérusalem et déclarent qu’ils viennent
voir « le roi des Juifs » dont ils ont vu son étoile « en Orient ».
Examinons précisément les termes qui sous-tendent la démonstration des
Auteurs et qu’ils considèrent comme un vocabulaire technique de
l’astronomie ancienne.
Les Mages sont « venus d’Orient » : ἀπὸ
ἀνατολῶν, mais comment faut-il traduire ensuite « nous avons vu son
étoile ἐν τῇ ἀνατολῇ » [3]
? Dans le premier car, le mot est au pluriel, ce qui en grec est usuel
pour désigner cette région : l’Orient ou le Levant, alors que dans le
second cas, il semble plutôt s’agir du lever d’un astre et donc de la
région du ciel où il apparait. Les différents traducteurs de la Bible
tiennent compte, ou non, de cette différence. Jérôme oppose les mages
venus d’Orient (ab oriente) à l’étoile vue in oriente
c’est-à-dire soit à son lever soit en Orient. Les traductions françaises
hésitent, proposant dans le texte « à l’Orient » et en note « à son
lever » (TOB), ou l’inverse pour la BJ. Bayard est ambigu « à l’est,
nous avons perçu son étoile » car « l’est » peut désigner aussi-bien une
région qu’un point de l’horizon. Osty-Trinquet prend le parti de la
région en mettant une majuscule à Levant : « Car nous avons vu son
étoile au Levant ».
Le phénomène astronomique
Pour les Auteurs de Connaissance hellénique, le lever dans « nous avons vu son étoile ἐν τῇ ἀνατολῇ , in oriente»
doit être compris comme un terme technique d’astronomie antique
désignant le lever d’un astre (étoile ou planète), c’est-à-dire quand il
devient visible pour la première fois juste avant le lever du soleil.
Si ce lever a été notable, c’est qu’il a
concerné deux planète en même temps : Jupiter et Saturne qui se sont
déplacées ensemble dans le ciel. Non seulement elles étaient proches
mais elles se sont déplacées par rapport à la voute des étoiles de
manière qui semble coordonnée. On sait en effet que les planètes (le mot
grec οἱ πλάνητες signifie « les errantes ») semblent effectuer dans le
ciel au fil des nuits des mouvements tantôt dans un sens, tantôt dans
l’autre. Quand dans le ciel deux planètes (éventuellement trois quand
Mars s’y joint) effectuent un ballet fait de rattrapages, de
dépassements, de retours en arrière, de nouveaux arrêts puis de nouveaux
départs, ce qui est appelé un phénomène de conjonction, on
comprend que des astronomes-astrologues professionnels que sont des
Mages d’Orient y voient un signe annonçant un évènement important.
Or c’est effectivement ce qui s’est passé
de mai 7 av. J.-C. à mars 6 av. J.-C dates qui correspondent à peu près
à la naissance du Christ telle qu’on peut la calculer aujourd’hui.
C’est calculable aujourd’hui mais des tablettes en cunéiforme de
l’époque séleucide, qui enregistrent les éphémérides, ont été retrouvées
et elles indiquent bien les levers et les évolutions des planètes dans
les mêmes portions du ciel pour les dates indiquées. Le phénomène avait
donc été repéré dès l’antiquité et les Auteurs veulent montrer que
l’écho de cette connaissance (à défaut des Mages eux-mêmes) est parvenu
jusqu’au rédacteur de l’évangile de Matthieu.
A titre de preuves, ils citent des textes postérieurs :- La lettre d’Ignace d’Antioche aux Ephésiens évoque des astres qui forment un cortège autour d’un astre brillant (qui serait Jupiter).
- Le Protévangile de Jacques évoque lui aussi un astre brillant dans un groupe d’astres.
- L’Evangile apocryphe du pseudo Matthieu parle d’un astre immense qui brillait la nuit au-dessus de la grotte et qui évoque encore Jupiter.
- Jean Chrysostome, Homélie IV sur Matthieu évoque un astre qui avance et s’arrête, comme font les planètes.
- Annales de l’abbaye de Worcester, 1285. Le texte est le suivant :
Saturnus et Jupiter, eodem anno,
La même année, Saturne et Jupiter
erant in coniunctione in Aquario,
étaient en conjonction dans le Verseau
quod non contigit post incarnationem,
ce qui ne s’était pas produit depuis l’Incarnation
La même année, Saturne et Jupiter
erant in coniunctione in Aquario,
étaient en conjonction dans le Verseau
quod non contigit post incarnationem,
ce qui ne s’était pas produit depuis l’Incarnation
Les Auteurs tirent de ce texte la
conclusion suivante : « c’est stupéfiant. Comment la tradition orale
a-t-elle pu conserver pendant des siècles une information aussi précise
qui ne laisse plus aucun doute sur le phénomène de l’Étoile de
Bethléem ? »
« Aucun doute » ? Le doute est cependant
permis, non pas sur la réalité du phénomène astronomique, mais sur son
utilisation par Matthieu.
Banalisation du texte de Matthieu
Rappelons le scénario de Matthieu : les
Mages vont à Jérusalem à la recherche du Roi des Juifs et on leur
indique qu’il doit naitre à Bethléem. Suivons le texte (Mt 2, 9-10) [4] :
Οἱ δὲ ἀκούσαντες τοῦ βασιλέως ἐπορεύθησαν
Qui cum audissent regem, abierunt
Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route
Qui cum audissent regem, abierunt
Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route
καὶ ἰδού, ὁ ἀστήρ, ὃν εἶδον ἐν τῇ ἀνατολῇ
Et ecce stella, quam viderant in oriente
Et voici que l’astre qu’ils avaient vu à son lever
Et ecce stella, quam viderant in oriente
Et voici que l’astre qu’ils avaient vu à son lever
προῆγεν αὐτούς, ἕως ἐλθὼν ἐστάθη
antecedebat eos, usque dum veniens staret
les devançait jusqu’à ce qu’il vint s’arrêter
antecedebat eos, usque dum veniens staret
les devançait jusqu’à ce qu’il vint s’arrêter
ἐπάνω οὗ ἦν τὸ παιδίον.
ubi erat puer
au-dessus de l’endroit où était l’enfant.
ubi erat puer
au-dessus de l’endroit où était l’enfant.
Ἰδόντες δὲ τὸν ἀστέρα, ἐχάρησαν χαρὰν μεγάλην σφόδρα.
Videntes autem stellam gavisi sunt gaudio magno valde.
La vue de l’astre les remplit d’une très grande joie.
Videntes autem stellam gavisi sunt gaudio magno valde.
La vue de l’astre les remplit d’une très grande joie.
Les Mages semblent dotés d’un GPS qui
leur indique la marche à suivre et leur indique quand ils sont arrivés,
ce qui les réjouit beaucoup. Matthieu a donné un côté miraculeux à son
récit et vouloir le banaliser est faire violence au texte.
En effet, les Auteurs disent :
« L’astre les guidait en les précédant… ». Cette
phrase n’a rien de choquant. Sur la route de Jérusalem à Bethléem, donc
en allant vers le Sud, les Mages voient devant eux Jupiter, Saturne et
Mars qui sont alors au méridien, haut dans le ciel. Ces astres, situés à
l’infini, semblent les précéder »
Si c’est si normal, pourquoi le phénomène
a-t-rempli les mages d’une grande joie, alors que c’étaient des
astrologues expérimentés.
«Jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant»
n’a rien de choquant non plus. Si vous vous mettez à la fenêtre et
haussez votre regard vers la Lune, elle vous semble arrêtée, c’est
normal, l’inverse serait inquiétant. »
Si cela n’était pas miraculeux mais banal, pourquoi en parler ? La littérature antique nous donné dans l’Énéide un exemple d’astre miraculeux qui guide (Énéide 2, 693-694), convaincant Anchise qu’il doit quitter Troie :
« A peine le vieillard
avait-il parlé que le fracas soudain d’un coup de tonnerre retentit à
gauche et que, tombant du ciel, courut à travers la nuit une étoile qui
trainait une torche jetant une vive clarté. Nous la voyons filer
par-dessus la faîte de la maison et sa lumière va se perdre dans les
bois de l’Ida dont elle désignait le chemin. » [5].
Date et lieu de naissance de Jésus
Tout le raisonnement astronomique des
Auteurs est basé sur une date de naissance du Christ située en 7/6 avant
l’ère chrétienne, mais cette date est incertaine. Pour Annette Merz, [6]
Jésus est né « aux jours du roi Hérode », mention qui est commune à
Matthieu 2,1 et à Luc 1,5. Comme Matthieu pour son scénario de
comparaison entre l’enfance du Christ et celle de Moïse, avait besoin
d’un roi cruel qui fasse tuer les « saints-innocents » dans un cas comme
il avait fait tuer les enfants des juifs au temps de Moïse, il choisit
Hérode le Grand qui convenait bien pour sa cruauté. Mais ses enfants qui
lui succédèrent sont également connus sous le même nom : Hérode
Archélaos en Judée et Hérode Antipas en Galilée. Dans le cas de Luc, on
sait que le recensement sous Quirinus ordonné par César Auguste ne
correspond pas à un recensement connu et que de plus le territoire
d’Hérode le Grand n’était pas concerné au point de vue fiscal. Pour
Annette Merz, la référence à Auguste qui, selon les Res Gestae,
se présentait comme ayant ramené la paix dans le monde, doit être mis
en rapport avec Jésus qui est annoncé par les anges de la nativité comme
apportant la paix dans le monde. Enfin, en ce qui concerne la naissance
à Bethleem, il s’agit d’indiquer la provenance davidique de la lignée
de Jésus car Jésus a toujours de son vivant était considéré comme natif
de Nazareth et appelé le Galiléen.
Les récits de l’enfance de Jésus sont
motivés tant chez Matthieu que chez Luc par des considérations
théologiques qui rendent difficile la naissance à Bethléem et improbable
toute datation exacte de sa naissance.
Ceci a des conséquences quand on veut
mettre en rapport la naissance du Christ avec des évènements
astronomiques : faut-il prendre la Comète de Halley de 12 av.JC, la
conjonction de Jupiter, Mars, Saturne de 9, la triple conjonction
Jupiter/Saturne de 7, l’occultation par la lune de Jupiter et Saturne de
6, plusieurs étoiles de type nova ou supernova de la période 5 à 2,
l’occultation de Vénus par Jupiter de 2 ? [7].
Comme la date de l’évènement est imprécise, la relier à un phénomène
astronomique est impossible d’autant plus que le but de Matthieu et de
Luc est d’annoncer la bonne nouvelle du salut dont les bergers et les
anges se réjouissent, que les cieux annoncent et que le monde entier
reconnait.
Quant aux textes invoqués par les
auteurs, ils mettent l’accent sur Jupiter, astre effectivement très
remarquable ; pour le dernier texte (abbaye de Worcester) la mention de
la conjonction est déclarée comme le fruit d’un calcul d’astronomes et
non d’un savoir porté par une tradition.
Non prise en compte des origines littéraires du texte de Matthieu
Dans un précédent billet, j’avais déjà, à la suite d’André Paul [8]
mis en relief le parallélisme entre le récit de Mathieu et un texte
issu du livre des Nombres (chap. 22 à 24) et concernant l’oracle de
Balaam. Rappelons le contexte du livre des Nombres : après être sorti
d’Egypte grace à Moïse, les Hébreux envahissent les royaume de Moab où
le roi Balaq, pour se défendre, fait appel à un oracle célèbre, Balaam
afin qu’il vienne maudire les Hébreux. Balaam hésite puis monte sur son
ânesse pour se rendre auprès du roi mais un signe divin (son ânesse qui
refuse d’avancer et qui lui parle) le convainc qu’il ne faut pas maudire
Israël, mais le bénir. Comparons la lettre des deux textes :
ἰδού, μάγοι ἀπὸ ἀνατολῶν ecce magi ab oriente, voici que des mages venus d’orient |
μετεπέμψατό με Βαλακ …, ἐξ ὀρέων ἀπ ἀνατολῶν adduxit me Balac … de montibus orientis Balaq m’a fait venir … des montagnes d’orient. |
Comme Balaam, les Mages viennent
d’Orient. Par ailleurs, dans une des bénédictions que Balaam va faire au
profit d’Israël, il est dit qu’une étoile se lèvera de Jacob (le
patriarche à l’origine du peuple d’Israël). Examinons le parallélisme :
Εἴδομεν γὰρ αὐτοῦ τὸν ἀστέρα ἐν τῇ ἀνατολῇ, Vidimus enim stellam eius in oriente Nous avons vu son astre en orientκαὶ ἰδού, ὁ ἀστήρ, ὃν εἶδον ἐν τῇ ἀνατολῇ Et ecce stella, quam viderant in oriente Et voici que l’astre qu’ils avaient vu à son lever |
ἀνατελεῖ ἄστρον ἐξ Ιακωβ Orietur stella ex Iacob Un astre se lèvera de Jacob |
L’astre qui se lève en Matthieu est
peut-être dans son scénario un phénomène astronomique plus ou moins
miraculeux mais c’est un rappel de l’étoile de Jacob, devenu dans la
tradition ultérieure le Messie attendu, celui qu’annonce les prophètes,
celui que Matthieu a reconnu comme étant Jésus.
J’ajouterai, en suivant Darrel D.Hannah [9]
que la tradition chrétienne va rapidement faire le parallèle entre les
deux textes puisqu’elle se retrouve par exemple chez Justin (Dialogue
106, 4), Irénée (adv. Haer. III, 9, 2) et Origène (Homélie sur les
Nombres XIII,7,4).
Conclusion
Étudier un texte exige de tenir compte de
son genre littéraire et du but poursuivi par l’auteur. Matthieu s’est
inspiré d’un texte des Nombres pour mettre en parallèle Jésus et Moïse,
ses citations des prophéties de l’Ancien Testament veulent montrer que
Jésus est bien de la lignée de David d’où doit venir le Messie
(généalogie, naissance à Bethléem) et « qu’il accomplit les écritures »
comme il est dit plusieurs fois (1,22 ; 2,15, 2,17, 2,23). L’opposition
de Hérode rappelle que le Christ va être condamné par son peuple ce qui
fait que le salut va être offert à tous les peuples (finale de
Matthieu : « de toutes les nations faites des disciples »), ce dont les
Mages sont la préfiguration.
Le caractère miraculeux de l’étoile des
Mages s’inscrit dans le contexte gréco-romain d’une croyance en
l’astrologie et aux signes du ciel comme celui qui marqua la mort de
César (Suétone, Vie de Jules César, 88). Vouloir y voir une
attestation d’un phénomène astronomique observé, qui plus est de date
incertaine, c’est projeter sur le texte un vocabulaire technique
étranger au milieu de la création des évangiles, vocabulaire qui n’a pas
laissé de traces dans le Nouveau Testament. Le vocabulaire est celui,
biblique, de la louange, que le soleil, la lune et les étoiles doivent
au Seigneur (psaume 148).
Si le texte de Matthieu s’enracine dans
l’ensemble des croyances astrologiques de l’époque, son but est d’abord
de montrer que la naissance de Jésus à Bethléem et les évènements qui
vont avec sont la preuve que ce qui avait été annoncé dans les Écritures
à propos du Messie est advenu.
C’est ce que chante encore le célèbre cantique de Noël « Il est né le divin enfant » :
« Depuis plus de quatre mille ans,
Nous le promettaient les prophètes »
Nous le promettaient les prophètes »
qui dans sa naïveté se révèle plus proche
de Matthieu que les astronomes qui de Kepler à aujourd’hui veulent voir
un phénomène astronomique dans l’étoile des Mages.
- Textes autour de Noël : l’annonce à Marie, les Rois Mages []
- Peter Barthel and George van Kooten (ed.). The Star of Bethlehem and the Magi: interdisciplinary perspectives from experts on the ancient Near East, the Greco-Roman world, and modern astronomy. Leiden ; Boston (Mass.), Brill, 2015, présentation en ligne ]
- Texte grec du chapitre 2 de Matthieu en ligne. Vulgate de Jérôme en ligne. Traductions françaises utilisées : Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Bible de Jérusalem (BJ), traduction Osty-Trinquet, traduction des éditions Bayard []
- texte grec sous-titré par la version latine de Jérôme et la version française de la BJ []
- traduction Paul Veyne]
- Annette Merz, Matthew’star, Luke’Census, Bethlehem, and the Quest for the Historical Jesus », in The Star of Bethlehem…2015, p.463-495 []
- liste établie par Bradley E. Schaefer », in The Star of Bethlehem…2015, p.87 []
- André Paul, L’évangile de l’enfance selon saint Matthieu, Cerf, 1984 []
- in The Star of Bethlehem…2015, p. 433-462 []
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