Langue maternelle et matières scientifiques
Dans l’hebdomadaire Télérama (n°3148,
15-21 mai 2010), nous suivons le linguiste Louis-Jean Calvet dans la
médina de Dakar, son « labo ». Rencontre passionnante au cours de
laquelle on apprend que la langue officielle du Sénégal a beau être le
français, 20% seulement des Sénégalais la parlent correctement.
Troublant quand on sait que le français a fait son entrée sur le
continent africain par le Sénégal. Dakar, rappelle Télérama, a
longtemps été, après Saint-Louis, la capitale de l’AOF, l’Afrique
occidentale française. Et Léopold Sédar Senghor – poète, grammairien et
père de l’indépendance – lui a donné ses lettres de noblesse en terre
africaine.
En réalité, la langue « véhiculaire » est
le wolof, pas le français. Quatre-vingt dix pour cent des Sénégalais le
parlent, même si seulement 40 à 50% d’entre eux se réclament de cette
ethnie. Depuis une vingtaine d’années, il se propage à toute vitesse,
dans la rue, à la radio et jusque dans les salles de classe. Une
révolution! Car le wolof n’avait pas droit de cité dans les cours de
récréation il y a seulement trente ans.
Bref, résume Télérama, le
français est la langue officielle du Sénégal, mais 99% des enfants ne le
parlent pas à la maison. L’enseignement est dispensé en français, mais
les instituteurs n’ont pas le niveau. Et le wolof gagne du terrain tous
les jours. D’où la « relative insécurité culturelle » (dixit le professeur Alioune Ndao, ancien élève de Louis-Jean Calvet) dans laquelle vivent les Sénégalais.
Position de Louis-Jean Calvet face à cette situation: « Il
vaut beaucoup mieux commencer par alphabétiser dans la langue
maternelle. Et passer au français ensuite. Nous avons tenté l’expérience
au Mali, avec des écoliers du primaire divisés en deux groupes. Le
premier recevait dès son entrée à l’école un enseignement général dans
notre langue. Pour le second, on démarrait dans la langue maternelle –
en l’occurrence le bambara – et on introduisait le français
progressivement. En fin de primaire, ceux qui avaient deux ans de
français en moins étaient meilleurs dans toutes les matières. » Y compris… en français.
A rapprocher de cette expérience les
propos de Mary Teuw Niane, professeur de mathématiques à l’Université
Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal ( Afrique et Europe: néocolonialisme ou partenariat? Actes du colloque de la Fondation Gabriel Péri, janvier 2008): « C’est
dans sa langue maternelle que l’on apprend le mieux les matières
scientifiques. Il importe donc de développer l’enseignement des
différentes disciplines dans nos langues nationales. Cependant, un
écueil de taille reste à franchir: les transpositions de raisonnement
dans les langues vernaculaires risquent d’être préjudiciables au
développement de la science. Si la science est universelle, chaque
peuple l’assimile avec son génie propre. La numération dans les langues
nationales en est un exemple éloquent. »
C’est un fait: la question des langues et
de leur place respective dans la société est au coeur des débats depuis
la période coloniale. Or, rappelle Musanji Ngalasso-Mwatha, professeur
de sociolinguistique et de linguistique africaine à l’université Michel
de Montaigne-Bordeaux 3 (50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique?, Editions Philippe Rey, p.391 et 398), « les
politiques linguistiques conduites par les Etats africains
indépendants, toutes en faveur des langues européennes, se situent dans
le prolongement direct des politiques coloniales. Mais elles sont
revêtues d’un énorme manteau d’obscurité (…) Pour qu’une langue puisse
servir au mieux le développement, il faut qu’elle soit elle-même
développée: le développement par les langues suppose donc le développement des langues.«
B.RUELLE
Vidéo: Extraits du discours du Professeur
Cheikh Anta Diop, directeur du Laboratoire de l’IFAN de Dakar, lors de
la séance de clôture à la Sorbonne de la 2ème Conférence internationale
pour l’identité culturelle (Paris, 22 mai 1982) présidée par Dominique
Gallet, secrétaire général de l’Institut France Tiers-Monde (directrice:
Mona Makki).
Extrait sonore: L’invention d’un vocabulaire technique et scientifique dans les langues africaines , RFI, mercredi 14 AVRIL 2010.
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