Le café philo : une demande sociétale de philosophie
Michel Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3
Nous assistons assurément en France à une demande sociétale significative de philosophie1 :
certains ouvrages de philosophie sont des succès de librairie ; le
mouvement des cafés philo ne s'essouffle pas ; les pratiques à visée
philosophique avec les enfants se multiplient à l'école primaire ; la
discipline est revendiquée par les jeunes des lycées professionnels, où
elle n'est pas enseignée ; des universités populaires à pôle
philosophique se créent, à Caen avec M. Onfray, Lyon, Narbonne, Arras...
Toute demande est symptomatique, en ce qu'elle confronte, comme dirait
Lacan, la collision du désir avec l'impossibilité du réel à se dire, le
penser, et en jouir. C'est cette aporie que Simon exprime par le
principe de raison limitée, et Morin par le concept de complexité, qui
pourrait fonder ontologiquement le désir de penser, à la fois dans son
urgence existentielle d'être condamné au sens, et dans sa difficulté
réflexive à le construire humain.
Désir certes
ancré dans notre inconscient, mais socio-politiquement contextualisé
dans le silence post-moderne des utopies alternatives, l'horizontalité
désormais des transcendances religieuse ou positiviste, le déclin
d'institutions fragilisées ( Le déclin de l'institution, François
Dubet). Comme l'avait pressenti Tocqueville, la passion de la liberté
individuelle, avec son ivresse à choisir et sa responsabilité écrasante à
se créer des valeurs, serait le contrepoint insistant du droit à
l'égalité : égaux certes, mais dans la revendication de l'ego.
Le
sens deviendrait plus subjectif, contingent, plus local, électif, de
l'ordre de la préférence singulière, voire du goût, plus que de l'ordre
de la raison ou de la valeur universelle partagée. La demande sociale de
philosophie traduirait la quête exacerbée de sens propre aux moments
critiques de l'histoire. Car l'époque cherche à imposer de nouvelles
significations : la maîtrise comme paradigme de l'activité, la technique
comme modèle de la maîtrise, l'efficacité comme fin et non ajustement
des moyens, l'argent comme mesure de toute chose, l'avoir comme
réalisation de l'être, la consommation comme figure du bonheur, la
publicité comme creuset de la créativité, la rentabilité comme finalité
de la production, la compétition comme modalité relationnelle, la
performance comme réalisation de soi, la jouissance comme impératif
catégorique, l'érotisation de l'apparaître ou la machine sportive comme
idéaux de la corporéité, le jeunisme comme anti-hiérarchie
générationnelle...
Ce top 50 idéologique
nourrirait cependant des angoisses, face à l'impatience de la vitesse,
la surinformation des médias, le vertige internautique des données,
l'épistémologie de la perplexité, la reconnaissance des pulsions de
l'inconscient, la permanence de la barbarie malgré la culture,
l'effritement du lien social et politique, le frisson écologique, le
spectre terroriste, l'aléatoire de l'avenir. On se raccroche alors à
tout ce qui peut faire dogme sécurisant ou soupape : le bricolage
religieux, les valeurs conservatrices, le positivisme scientifique, la
pensée unique, le retour aux racines, le communautarisme, l'intégrisme,
le simplisme raciste, le bouc émissaire. Un altermondialisme se cherche
sans dépasser un cartel hétéroclite de " nons " à la mondialisation.
La
philosophie est convoquée pour faire bouche-trou de cette béance, ou de
cette pléthore de sens. Cherche-t-on à l'instrumenter, en la réduisant à
une mode médiatiquement relayée ? Qu'en est-il de son éthique de
conviction, ou de responsabilité ? Quelle doit être aujourd'hui la
posture de la philosophie et du philosophe face à cette demande à elle
adressée?
Je proposerai une hypothèse de travail :
pourrait-on tenter de concrétiser le voeu de Diderot, qui souhaitait
" rendre la philosophie populaire " ? Ou, comme le pensait Platon
l'aristocrate, une démosophia ne peut-elle être que dérive démagogique et sophistique ? Tel pourrait être l'enjeu.
UNE PISTE PRAGMATIQUE : LE CAFÉ PHILO DANS LA CITE
Ce
qui interroge dès lors, c'est la place de la philosophie dans la cité.
Socrate fréquentait l'agora démocratique, qui le lui a fait payer.
Platon plaçait la philosophie au centre de sa République avec le
philosophe-roi, mais sa République n'était guère démocratique. Il y eut
souvent des solutions de repli : la philosophie à l'écart du monde,
entre amis (Epicure), ou dans un poêle (Descartes) ou une tour d'ivoire
(Montaigne), du point de vue de Syrius. Il y eut aussi des philosophes
qui tenaient école dans l'Antiquité, quelques philosophes professeurs,
puis pas mal de professeurs de philosophie. Mais dans une école
sanctuaire, bien à l'écart de la société, très sélective.
Vint
l'école républicaine, avec le slogan en France : " Philosophie, École,
République, même combat ". La philosophie couronnait les études
secondaires en terminale, puis donnait lieu à des études spécialisées à
l'université. Avec la massification des lycées, elle touche de plus en
plus de jeunes scolarisés d'une classe d'âge. Aujourd'hui est-il venu le
temps où la philosophie va renouer avec l'agora ?
Lorsque
Marc Sautet, maître de conférences en philosophie à HEC, inaugure un
peu par hasard le premier " café philo " au Café des Phares place de la
Bastille à Paris2, il a conscience de la continuité avec
la tradition française intellectuelle du café, qui chemine à travers
l'histoire du lieu des révolutionnaires de 1789, où circulent les
nouvelles des groupes factieux, où l'on lit et diffuse des libelles, à
tous ces cafés célèbres où se réunirent au 20e des groupes
d'intellectuels, artistes et écrivains3. Mais il y a aussi rupture,
car ce lieu semi-public va accueillir sans distinction le tout venant
de ceux qui vont s'entretenir ensemble des problèmes de la condition
humaine, les participants proposant eux-mêmes les questions qui les
taraudent. Il y a là l'invention d'une nouvelle pratique sociale,
ou tout au moins renouvelée, un groupe d'inconnus entre eux au départ
se réunissant sans exclusive ni préalable avec pour objectif de
mutualiser leurs interrogations sur les grandes énigmes auxquelles la
vie les confronte. Il s'agit, sous la conduite d'un animateur, d'aborder
collectivement, hors institution de formation, le problème du sens, en
donnant dès le départ à cette aventure une visée philosophique. La
philosophie sortant de l'université propose alors une formule assez
inédite : sans objectif explicite de formation, et dans un espace
" public ", apprendre à philosopher sous forme de discussion collective
dans un groupe plus ou moins nombreux de personnes volontaires.
Cette nouvelle pratique à visée philosophique interrogea très vite les professionnels de la philosophie : il n'y avait pas de cours ni
de conférence d'un expert en philosophie, pas de " maître " puisqu'on
parlait d'un animateur, et qu'on discutait. Il n'y avait pas non plus de
textes proposés, d'études d'auteurs, puisque l'activité était à base d'oral, de débats. Et pas d' écriture
non plus, où dans le face à face avec soi-même, l'on construit dans le
calme, la concentration, la " patience du concept " une pensée
rigoureuse, avec l'exigence requise de la cohésion et de la cohérence
des processus rédactionnels. Le modèle du professeur faisant " oeuvre "
dans sa " leçon ", du texte de philosophe faisant exemple et témoignage
de pensée réflexive, de la dissertation comme " patrimoine
incontournable "4
de l'apprentissage du philosopher était absent. Nulle trace du
paradigme organisateur de la tradition de l'enseignement philosophique
français5...
Était-ce
donc bien de la philosophie, ou assistait-on à un usage abusif,
médiatique du terme, au détournement édulcoré de la discipline ?
D'autant que certains animateurs n'étaient pas eux-mêmes formés à la
philosophie, institutionnellement reconnus comme tels par des examens,
des concours, mais ne " s'autorisaient " que d'eux-mêmes, comme jadis
des psychanalystes, pour s'improviser " animateurs de café philo "...
N'y avait-il donc pas là que " discussions de café de commerce ",
échange d'opinions, préjugés de la foule et foule des préjugés ?
Le
débat se prolonge depuis plusieurs années. Il y a ceux, philosophes,
qui condamnent les cafés philo par principe, sans y avoir mis les pieds,
et qui s'en voudraient d'y aller voir, pour lesquels " café philo " est
un oxymore utilisé par des imposteurs : la philosophie est bien trop
sérieuse pour traîner, voire se prostituer dans les débits de boisson.
Il y a ceux qui ont fait une ou deux expériences, en observateurs, n'ont
pas été convaincus, et dénoncent l'amateurisme, le règne de
l'approximation, le " brouillonnement ", le manque de rigueur, la
culture confiture, le narcissisme de l'animateur ou des participants :
ils n'y reconnaissent point leur conception et leur pratique de la
philo. Le café philo oscillerait entre le café psycho où l'on a trouvé
un lieu pour se dire et être collectivement écouté, et le café citoyen
où l'on agiterait des idées et beaucoup d'idéologie, autour des
" problèmes de société ", avec selon les sujets abordés l'inflexion vers
un café femme, un café écolo, un café théologique ou libre penseur, un
café politique etc.
Il y a inversement ceux qui,
formateurs ou compétents en animation de groupes, intéressés par la
philosophie, mais sans spécialisation philosophique, ou autodidactes,
dénoncent ces réactions jugées corporatistes d'une PSU (La " philosophie
scolaire et universitaire " de Châtelet), qui défend en gardienne du
temple son territoire, condescendante, élitiste et ésotérique. Et il y a
enfin les animateurs qui ont une formation ou une reconnaissance
institutionnelle philosophique, et qui pensent que peut se faire dans un
café philo un réel travail de la pensée. Le clivage est donc double :
entre non-" philosophes " et " philosophes ", plutôt sur le mode du
rejet mutuel, et entre philosophes eux-mêmes, ceux qui animent ou y
participent activement, et ceux qui n'y croient guère.
Quand
le débat devient possible, il est intéressant, car il soulève des
problèmes de fond. Peut-il y avoir de la philosophie en dehors de
l'histoire de la philosophie ? Peut-on réellement philosopher sans des
textes, des auteurs, des doctrines ? Peut-on problématiser en dehors des
(sans référence aux) grandes problématiques déposées dans l'histoire de
la pensée ? Peut-on philosopher sans un ou des maîtres, sachant que le
modèle antique de l'apprenti était le disciple ? Qu'est-ce en fait que
philosopher ? Pour Aristote, tout commence avec l'étonnement, pour
Platon, c'est le " dialogue de l'âme avec elle-même ", pour Deleuze,
c'est " créer des concepts ", d'autres convoqueront Habermas avec le
" meilleur argument " rationnel...
On ne peut pas
non plus confondre le philosopher d'un grand philosophe avec
l'initiation au philosopher d'un " apprenti-philosophe ". Qu'est-ce
qu'apprendre à philosopher ? Penser par soi-même ? Avoir une attitude
philosophique dans sa pensée, ou/et dans sa conduite ? Kant par exemple a
bien distingué " apprendre à philosopher " et " apprendre la
philosophie ", alors que pour Hegel le second était la condition du
premier. Peut-on apprendre à philosopher en dehors de l'écoute d'un
cours, de l'étude d'un texte, de l'écriture d'une dissertation? En
discutant par exemple? Et dans ce cas, seulement sous forme d'entretiens
maïeutique de type socratique ? Ou sous forme de disputatio moyennageuse,
en alternant de longs discours ? Ou aussi, comme au café philo, sous
forme de discussions en groupe à plusieurs ? Mais toute discussion n'est
pas philosophique. À quelle condition alors une discussion est-elle, ou
peut-elle devenir philosophique ? Y a-t-il des critères de
philosophicité d'une discussion ? Voilà quelques-unes des questions
essentielles posées.
Je pense personnellement qu'il est possible de pratiquer le philosopher en discutant, et donc pourquoi pas au café. Mais à un certain nombre de conditions.
1) Des conditions nécessaires (mais non suffisantes) :
par exemple que l'on s'entende distinctement (silence relatif, écoute
et concentration possibles), c'est la condition de possibilité
matérielle d'une communication physiologiquement réussie. Et aussi des
conditions qui sans être nécessaires, facilitent la communication : que
si possible on voit de face celui qui parle (80 % de la compréhension
d'un message est non verbale).
2) Qu'il y ait des
procédures connues et respectées de tours de parole, qui rendent
possibles l'expression de tout participant et du maximum d'intervenants,
des règles démocratiques de débat (ex : un président de séance donne la
parole dans l'ordre où elle est demandée, mais avec priorité à ceux qui
n'ont pas encore parlé...).
3) Que s'exerce dans le
groupe une éthique discussionnelle : respect des individus qui
s'expriment, conflit sociocognitif sur des idées, et non conflit
socio-affectif entre personnes.
Ces trois types de
conditions ne sont pas spécifiquement philosophiques : toute
communication suppose la perception du message ; une discussion
démocratique peut s'en tenir à des préjugés ; un groupe de thérapie
implique aussi le respect d'autrui... Mais elles assurent pour la
discussion un cadre collectif (clarté des procédures, régulation des
processus psychoaffectifs) favorable à un échange intellectuellement
profitable.
4) Des conditions spécifiquement philosophiques,
tenant à la nature du philosopher et de son apprentissage. Celles-ci
sont rarement, voire jamais totalement réalisées. L'ont-elles déjà été
dans l'histoire, s'agissant d'une nouvelle pratique (des interactions
cognitives verbales avec un nombre significatif de participants, contrairement aux relations la plupart du temps duelles ou triangulaires du dialogue socratique ; des interactions rapprochées et assez courtes, contrairement aux longs discours de la disputatio) ?
Ces conditions sont plutôt une utopie régulatrice,
pour le groupe, chaque participant et l'animateur, celui-ci étant en
dernière instance le garde-fou de la visée philosophique de la
discussion. Elles tendent vers une " situation idéale de parole "
philosophique (je réinterprète ici un concept de Habermas) : celle où
s'instaure dans le groupe une " communauté de recherche " (M. Lipman),
où chacun se met dans un rapport d'aspiration à la vérité devant la
convocation collective d'une énigme humaine, et donne à sa
représentation de la question formulée, des notions utilisées, de la
thèse qu'il soutient un statut provisoire d' hypothèse soumise à
la discussion rationnelle du groupe pour (in)validation. Aussi, je
considère comme autant de repères de philosophicité pour les
participants, et de kairos à saisir pour l'animateur, les
" moments philosophiques " où quelqu'un (se) pose une question
essentielle, interroge un présupposé ou une conséquence, explicite un
enjeu, déplace de façon pertinente la question, tente de définir une
notion ou d'opérer une distinction conceptuelle, cherche le meilleur
argument pour fonder ou objecter...
Ayant animé
depuis neuf ans environ plus de deux cents séances de discussions à
visée philosophique, dans mon café philo ou en formation d'adultes, créé
certains cafés philo en France et à l'étranger, et participé à de
nombreux cafés philo, ma position actuelle est que l'opinion peut se
travailler réflexivement dans un groupe par la confrontation cognitive,
qu'elle n'est pas en soi bornée dès lors qu'elle accepte de se frotter à
d'autres, que philosopher pour le non spécialiste n'est pas passer de
l'opinion à la vérité, mais éprouver la consistance et la cohérence de
sa pensée au filtre exigeant de l'altérité. La discussion peut être
cette opportunité qui me dérange, comme peut l'être par ailleurs un
texte, mais avec cette particularité de me confronter à l'urgence et à
l'étrangeté de l'altérité incarnée. On ne peut dans un café philo
" créer du concept " au sens de Deleuze (en crée-t-on même à
l'agrégation de philosophie ?), mais on peut y travailler dans un moment
agoraïque sur les opinions, mettre à l'épreuve de l'argumentation ses
" évaluations fortes " (Taylor).
Il faut cesser de
considérer, dit Garfinkel, les participants comme des "idiots
culturels ", ne pas désespérer de leur " éducabilité philosophique ".
Sinon, c'est la meilleure façon d'obtenir que rien ne se passe (effet
Pygmalion). Cette position implique que l'on peut penser, à l'instar de
Diderot, qu'il est possible de " rendre la philosophie populaire ". Le
présupposé d'une telle posture est que c'est à la fois possible (postulat
moderne de l'éducabilité philosophique du peuple, dont la conséquence
est d'avoir rendu obligatoire dans la République française son
enseignement dans le secondaire), et souhaitable : c'est là une
option politique nouvelle, la philosophie n'ayant guère fait bon ménage
dans l'histoire avec la démocratie (soit en la rejetant avec Platon du
côté de la doxologie ou de la sophistique, soit parce que la politique
imposait, par exemple chez Hobbes, un pouvoir fort pour garantir la paix
sociale). L'idée régulatrice, au sens kantien, du café philo
dessine la possibilité d'un philosopher accessible au peuple. D'où
l'intérêt, pour tenter d'accomplir cet objectif, de faire advenir au
café philo du philosopher : son degré de philosophicité dépend en fait
beaucoup des participants, de leur culture et de leur posture de
recherche vis-à-vis de la vérité, beaucoup aussi et parfois surtout de
l'animateur, de sa capacité à exploiter ce qui émerge (question,
définition, notion, distinction conceptuelle, thèse, argument...),
d'accompagner le groupe où il va, mais philosophiquement ...
On
peut évidemment être tenté de définir " objectivement " ce degré de
philosophicité par des critères : ce fut l'objet de nos recherches6, d'élaborer une définition didactique, faute de consensus philosophique,
du philosopher : " tenter d'articuler, dans l'unité et le mouvement
d'une pensée impliquée dans son rapport à la vérité, sur des questions
et des notions fondamentales pour élucider le sens de la condition
humaine, des processus de problématisation de questions et notions, de
conceptualisation de notions (en opérant notamment des distinctions),
d'argumenter rationnellement des thèses et des objections ".Ce sont
les traces de ces processus de pensée qui attesteraient de la
philosophicité d'une discussion. Mais le participant à un café philo
peut aussi personnellement évaluer si sa présence à une telle activité
l'aide à approfondir une réflexion personnelle, à évoluer par rapport à
des opinions premières. L'enquête empirique serait ici un autre moyen de
connaître que de procéder à une définition a priori de critères. Il
serait même instructif de croiser les deux approches pour savoir si
elles se recoupent...
Il n'y a pas et ne peut pas y
avoir de " pureté philosophique " dans un café philo. C'est un lieu où
la taverne se mêle à la caverne, mais avec des prisonniers assez
conscients de leurs chaînes, et s'en entretenant. Il s'y cherche une
nouvelle manière de pratiquer le philosopher, qui tâtonne,
insatisfaisante pour tout puriste qui cherche ses références dans la
tradition, enthousiasmante pour ceux qui se vivent dans un instituant.
Il s'agit d'une innovation : il en a fallu pour inventer en Grèce,
autour du passage du muthos à l'épistémè, ce miracle de la
co-naissance de la démocratie, de la philosophie et de la science, sur
fond commun de l'émergence d'une pensée rationnelle où l'adhésion ne
reposait plus que sur l'argumentation.
Revivons-nous
- modestement ou plus ambitieusement ? - un moment philosophique
historique, où dans des démocraties installées mais peu sures
d'elles-mêmes, le recours à la philosophie dans la cité cherche à
refonder rationnellement la démocratie, par l'aspiration à une situation
idéale de parole reposant sur une éthique communicationnelle pratiquant
la recherche du meilleur argument. Habermas pourrait ainsi nous
éclairer sur ce qui se joue dans cette tentative...
CONCLUSION
Devant
la complexité désormais avérée du réel, la modestie et l'ambition de la
raison à tenter de le penser, devant la crise sociétale des valeurs et
l'urgence de repères pour se situer éthiquement, devant l'aléatoire et
l'incertitude économique, écologique et politique de l'avenir, le
philosophe, s'il aspire à être une (pour ne pas dire la) conscience de
son temps, doit prendre sa part de responsabilité à réfléchir sur les
principes et la pratique d'une raison éclairée, d'une vie bonne, d'une
cité juste. Il doit le faire dans la solitude, le silence, la rigueur,
la méditation de ses prédécesseurs, les formes culturelles majeures de
la lecture et de l'écriture.
Mais aussi dans
l'ouverture aux problèmes contemporains, aux questions posées par
exemple par l'individualisme, la mondialisation, la bioéthique,
l'écologie, le terrorisme... Ce serait une conception restrictive que de
cantonner ses efforts, dans une logique souvent universitaire, à une
glose sur les grands auteurs, à un enseignement d'histoire de la
philosophie, même si c'est en soi utile. Car dans cette période où la
démocratie doute d'elle-même, la philosophie peut avoir un rôle
spécifique à jouer : accroître, par ses exigences intellectuelles, la
qualité réflexive de la discussion publique et des pensées
individuelles. D'autant que lui est adressée une forte demande. Il
serait rapide de considérer qu'il s'agit d'une simple mode, au motif
qu'elle est médiatiquement relayée. Si les médias tendent à façonner
l'opinion, ils en sont tout aussi largement le reflet.
Si
l'on assiste en France au développement des cafés philo, sans que le
mouvement ne faiblisse depuis douze ans, et à de nouvelles pratiques à
visée philosophique à l'école primaire et au collège, c'est que la
philosophie apparaît à beaucoup comme une piste à emprunter pour faire
face à la (post ? hyper ?) modernité. Il y aura des historiens ou des
sociologues pour soutenir que l'appel à certaines valeurs dans une
société en crise est le témoignage de leur effondrement réel. Il est
peut-être trop tôt pour juger si cette adresse à la philosophie n'est
autre que l'analyseur de l'abêtissement télévisuel généralisé et le
triomphe de la pensée unique. S'offre en tout cas un champ de résistance
à d'autant plus fortifier qu'une main est tendue. Oui donc à la
responsabilité actuelle de la philosophie et des philosophes dans
l'école et dans la cité !
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
Sur la discussion philosophiqueSur les cafés-philoSites à consulter
(1)
On trouvera une forme développée de l'article dans " Oui à la
philosophie en classe et dans la cité ", dans AH !, revue de philosophie
de l'Université Libre de Bruxelles (ULB), janvier 2005.
(2) M. Sautet, Un café pour Socrate, Robert Laffont, Paris 1995. La naissance du mouvement en 1992 racontée par son fondateur.
(3) G.G. Lemaire, Vies, morts et miracles des cafés littéraires, Edit. La Différence, Paris, 1997.
- L'Europe des cafés, Edit. E. Koelher, Paris. - M. Séry, " Les cafés littéraires du à nos jours ", Le Monde de l'éducation N°244, Janvier 1997, avec bibliographie sur Les deux Magots et Le Flore.
(4) Programme de philosophie des classes terminales en 2000.
(5)
Pour l'illustrer se reporter à : " Réflexions sur l'enseignement de la
philosophie ", L'enseignement philosophique, janv.-fév. 2004, revue de
l'APPEP (Association des professeurs de philosophie de l'enseignement
public).
(6) Tozzi M., Penser par soi même, initiation à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, Evo, Bruxelles, 1994.
-Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher, doctorat, Lyon 2, 1992. -Eléments pour une didactique de l'apprentissage du philosopher, Thèse d'habilitation à diriger des recherches, Lyon 2, 1998.
Diotime, n°27 (10/2005)
Contre histoire de la philosophie / le laboratoire de la philosophie vivante chez Michel Onfray( Télécharger le fichier original )par Rania Kassir Universite Libanaise - DEA 2008 |
C. Quelle difflérence entre élargir et avachir ?
Le lecteur de La communauté
philosophique est convié ici à distinguer la
philosophie vivante qui élargit la discipline d'une toute autre forme de
philosophie qui débouche sur un avachissement de la matière
étudiée. Michel Onfray formule ce problème
ainsi : « Sortir du ghetto dans lequel se trouve la
philosophie confisquée par l'institution et l'Université oblige
à lui trouver meilleur lieu pas pire... Faire descendre la philosophie
dans la rue n'oblige pas à la mettre sur le
trottoir. »168(*). A ce compte, notre philosophe est conscient que le
retour de la philosophie à l'air libre, loin de toute atmosphère
carcérale de l'Université, peut conduire au pire comme au
meilleur. Le meilleur c'est « l'université
populaire ». Le pire c'est « le café
philosophique ». Voici quelques clarifications concernant son point
de vue.
Le but que s'est fixé Onfray est de rendre la
philosophie, longtemps confisquée par l'Université, au peuple, au
plus grand nombre possible pour être capable de philosopher leurs vies.
Cette noble mission sera investie par certains pour promouvoir en 1977 ce qu'on
appelle « la nouvelle philosophie » et « les
Nouveaux philosophes ».
La « nouvelle philosophie » propose
des petits traités sans idées, sans fond, des remèdes sans
peine et sans Prozac, des ouvrages écrits dans un non-style où
les verbes dire, être, faire et avoir sont en
quantité. ....Tout ce monde de livres constitue ce que Onfray appelle
« la bibliothèque rose en philosophie » qui flatte
le peuple et recourt à la démagogie au lieu de la
démocratie.169(*)
De même, ces « Nouveaux
philosophes » se pressent dès la première invite pour
apparaître à la télévision. Au nom de la philosophie
pour les peuples, ils ne se reconnaissent aucun devoir de penser avant de
parler. « La parole arrive a priori » au dire
d'Onfray. On assiste à des improvisations personnelles sans contenu
critique et même sans intention subversive capable de résister au
« monde comme il va ». 170(*)
Par sa lutte déclarée contre les
« Nouveaux philosophes » Onfray rejoint, comme il a souvent
mentionné, Pierre Bourdieu et Gilles Deleuze171(*) qui dénient le titre
d'intellectuel à ceux qui baptisent eux-mêmes « Nouveaux
philosophes ». A ce titre, Bourdieu les nomme les fast-
thinkers c'est-à-dire les « intellectuels
médiatiques », les « producteurs de
fast-food culturel » ou les
« faux-intellectuels ». Il trouve que le succès de
ces prétendus intellectuels dépend uniquement de leur
omniprésence médiatique et, notamment des passages
remarqués à l'émission de Bernard Pivot, le seul moyen de
les citer.172(*) Dans
cet esprit, il interroge dans Sur la
télévision : « Est-ce que la
télévision en donnant la parole à des penseurs qui sont
censés penser à vitesse accélérée, ne se
condamne pas à n'avoir jamais que des fast-thinkhers, des
penseurs qui pensent plus vite que leur ombre. »173(*)
A son tour, et dès 1980 le célèbre
Deleuze vient faire campagne contre ces philosophes autoproclamés. Ils
trouvent qu'ils sont de jeunes pressés d'utiliser la
télévision pour acquérir de la notoriété.
Leur seule oeuvre ? « Leur cirque sur le petit
écran » et une diffusion de bon sens populaire.174(*)
En résumé, Bourdieu, Deleuze et Onfray
trouvent que les « Nouveaux philosophes » font
carrière dans les médias et les éditions plus qu'à
l'université et les centres de recherches.
Est-ce à dire que plus, on se sépare des
médias plus on mérite l'épithète du
philosophe ?
En nominaliste convaincu, Michel Onfray voit qu'il n'y a
pas de télévision en soi mais des émissions, des
animateurs et des objectifs particuliers. Philosopher à la
télévision est indéniable puisque la
télévision n'est pas la Sorbonne et qu'elle puisse être
destinée à un large public. Mais si l'animateur d'un débat
télévisé ou comme on dit d' « un
café philo » n'a jamais goûté à la
philosophie et, si l'oeuvre savante des invités est quasi inexistante,
la philosophie à la télévision ne vaut une seconde de
peine. Celle-ci est possible si et seulement si elle permet d'exhausser et non
d'avachir la discipline.
Philosopher à la télévision n'est pas
seulement possible mais également nécessaire. Selon Onfray, le
Maître ou le sage doit faire entendre ses idées alternatives
à la télévision. Il doit se rendre à la
télévision pour arracher le peuple de son sommeil dogmatique et
lui restituer sa vie longtemps mutilée : c'est la tâche du
philosophe : « faire entendre un autre verbe, une voix
parallèle, une contre-parole publique. »175(*) Onfray trouve qu'il y a
beaucoup de voix alternatives, nécessaires et utiles à
entendre : Michel Foucault parlant de l'Histoire de la folie chez
Pierre Dumayet, Jacques Derrida parlant du 11 septembre sur LCI chez Edwy
Plenel. Onfray déplore de même qu'on ne voit plus Noam Chomsky
parler du terrorisme, Alain Badiou des Etats-Unis, Jacques Bouveresse des
journalistes...176(*)
Onfray lui-même a participé à de nombreuses
émissions culturelles sur diverses chaînes de radios et de
télévisions : RFI, France Inter, Radio-libertaire, Europe 1,
ARTE, France 3.
En un mot, la télévision n'est pas une fin
en soi, comme aime à l'entendre les « Nouveau
philosophes » soucieux de devenir des figures. Mais elle est avant
tout un moyen - l'étymologie de média (moyen) en témoigne.
Assez de « faux-intellectuels » créés par et
pour les médias, et avènement des médias
créées par et pour
les « vrais-intellectuels ». A ce propos, nous disons
avec Michel Onfray qu' « on évitera de considérer
le café philosophique comme le lieu de prédilection d'une
pratique à même de dépasser les impasses universitaires.
Car créer de nouvelles voies sans issue n'est pas une
solution. »177(*)
Pour terminer ce chapitre, il convient de noter qu'avec
cette contre-institution ; l'universite populaire, aucun des deux termes
la « vie » et la « philosophie » n'est
considéré comme un remède à l'autre.
L'université populaire n'est ni l'Université ni le café
philosophique. Avec l'Université, la philosophie se substitue à
la vie. On assiste à la philosophie pour philosophes et au débat
stérile. Et avec le café philosophique, la philosophie est
condamnée au profit d'une vie superficielle. On assiste à
l'avachissement de la philosophie et au n'importe quoi conceptuel.178(*)
L'université populaire n'est également ni
contre l'Université ni contre le café philosophique. Onfray avoue
qu'il retient ce qu'il y a de mieux dans l'Universite et ce qu'il y a de mieux
dans le café philosophique. De l'université populaire, il garde
l'excellence des informations et des contenus179(*)
Du café philosophique, il garde la liberté
d'entrer et de sortir, l'absence d'inscription et de contrôle de
connaissance et la gratuite intégrale.180(*)
A la lumière de ces constatations, nous assistons
à une nouvelle forme de pratiquer la philosophie :
« Le compliqué simplifié », « le
cérébral incarné »,
« l'élitisme pour tous »181(*). En un mot,
« l'université populaire ». 182(*)
* 168 Ibid., p.71
* 169 Ibid., p.46 ; p.71;
pp.77-79
* 170 Ibid., p.74 ; p.75 ;
p.76
* 171 Gilles Deleuze ( 1925
- 1995) est un philosophe français. Son nom est associé au
« post-structarisme. » Il a écrit de nombreuses
oeuvres philosophiques parmi lesquelles on peut citer : Nietzsche et
la philosophie (1962), Foucault (1986), Critique et
clinique (1993).
* 172 P.champagne et
O.christin, Mouvements d'une pensée - Pierre Bourdieu -, Paris,
Bordas, 2004, pp.186 -196.
* 173 Pierre BOURDIEU,
Sur la télévision, éditions Raison d'agir, 1996
in Ibid., p.186 ; p.187
* 174 Cf. La
communauté philosophique, op.cit, p.44 ; p.45
* 175 Ibid., p.81
* 176 Ibid., p.80 ; p.85
* 177 Ibid., p.73
* 178 Ibid., p.99
* 179 Le contenu ne
signifie pas l'application de sa philosophie dans la vie mais la qualité
du travail de préparation de son cours.
* 180 Ibid. p.119 ;
p.121
* 181 Onfray propose
d'appliquer le principe d'Antoine Vitez « l'élitisme pour
tous » à l'enseignement de la philosophie. Elitisme contre
l'avachissement du café philosophique et pour tous contre
l'Université des élites.
* 182 Ibid., p.72
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire